Je connais mal Cavanna. Je le savais ami avec Choron période Hara-Kiri. Et je vois aussi son parcours chez Charlie Hebdo - journal que j’ai presque toujours méprisé. Mais il m'a toujours été très sympathique. Dans cet ouvrage, il raconte son enfance dans une communauté italienne de Nogent-sur-Marne. Issu de l'union d'un père italien et d'une mère française, Cavanna décrit aussi une certaine idée de la France d'entre les deux guerres, qui s'apprête à affronter l'extrémisme nationaliste avec l'arrivée d'Hitler et Mussolini au pouvoir.
Qu’elles me paraissent fades et froides, les tristes cartes de la belote française ! Les cartes italiennes, ça s’abat sur la table à grands coups de poing, en hurlant à voix sauvage des choses que je comprends pas, des choses de meurtre et de malédiction.
Cavanna décrit dès le départ une éducation à la dure, pour lui comme ses amis. Il les voit se prendre des coups de ceinture et décrit des scènes ou ils se foutent sur la gueule pour s’amuser. Malgré la dureté, il y a néanmoins dans cet ouvrage des scènes d'insouciance: il adore ses parents, même si sa mère est parfois en retrait tant il voue une admiration sans limite pour son père, immigré italien parlant français avec un fort accent. Les ritals abhorrent le communisme et sont atterrés par la victoire du Front Populaire. Mais le jeune Cavanna est fasciné par les cortèges de drapeaux rouges. Il y a donc, derrière ces courts récits d'enfance écrits dans un style "populaire", presque parlé qui rappellerait vaguement Céline, une mise en contexte plus politique issue de la description du monde adulte qui échappe parfois au jeune Cavanna. Mais il marche au ressenti et son intuition l'amène à mépriser l'injustice. On voit poindre du bout de son nez le refus de la xénophobie, et une certaine idée de la conscience de classe:
Les Français sont bien contents de le vendre, leur sacré fameux pain français, à ces gros ploucs si travailleurs, si bien élevés, si humbles, qui se coltinent les brouettées de béton à leur place. Eux, les prolos français, leur rêve c’est de devenir fonctionnaires, d’entrer à la poste comme télégraphiste à vélo, ou à la cartoucherie de Vincennes, qu’il pleuve qu’il vente t’es à l’abri, et à la fin du mois la paie tombe, des métiers de gonzesses, la preuve leurs mémères y bossent aussi, elles font les mêmes boulots qu’eux, juste les mêmes, elles se mettent du rouge à lèvres et elles ont des indéfrisables, des vraies pouffiasses d’usine, faut voir ce qui se passe derrière les tas de caisses d’obus, si tu veux pas être mal vue par le contremaître faut que tu les écartes, et le mari ferme sa gueule, trop content, tu parles, sa bonne femme va se faire des heures supplé, ils pourront s’acheter le tandem pour partir à la mer.
L'auteur, issu de l'immigration, décrit des communautés qui se foutent sur la gueule en permanence. Les italiens en particulier prennent cher en pleine seconde guerre mondiale, à cause de Mussolini: Cavanna en fait les frais au quotidien. On leur reproche d’être des fascistes et des culs bénis. Mais la personnalité déjà forte de Cavanna lui donne du libre arbitre et un tempérament quasiment anarchiste:
La foi m’a quitté comme une dent de lait. Non, elle ne m’a pas quitté : je l’ai virée. Foutue dehors à coups de pompe dans le cul.
Sans être endoctriné explicitement par les valeurs républicaines de laïcité, on voit dans l'anticléricalisme de l'auteur une réaction virulente envers les préjugés dont font preuve les italiens de France, malgré une enfance pieuse dont il reviendra. Cavanna construit son tempérament à partir de ses années d’enfance, élevé à la dure. Le logiciel français induit chez lui une reconnaissance envers ses professeurs, malgré la sévérité de leur éducation.
Vous m’avez donné le goût, le besoin, la faim dévorante des choses claires, clairement conçues et clairement énoncées, vous m’avez montré l’architecture du monde et fait entrevoir l’architecture du savoir, vous m’avez fait goûter au haut plaisir d’apprendre, à celui, mille fois plus éblouissant, de comprendre, d’entendre cliqueter allègrement mes petits palpeurs intimes et de voir s’allumer toutes les lampes quand la solution, soudain, plof, jaillit, que tout s’emmanche ric et rac. Vous m’avez donné la curiosité, le doute et l’insatisfaction.
Cavanna semble se distinguer par un sens aigu du respect de l’autre, construit par son refus précoce de la xénophobie:
Ça veut dire que pour les Ricains, pour les Anglais, pour les Boches, les Français sont exactement ce que sont les Ritals pour les Français et les Napolitains pour les Ritals : de la sous-race, des singes, de la merde. Chacun a besoin de merde en dessous de soi.
Et finalement, quelques phrases publiées en 1978 montrent que peu de choses ont changé depuis:
Par temps électoraux, fais un grand détour si tu vois des zigotos en train de coller des affiches ou d’en arracher. T’es pas chez toi, t’existes pas, si t’es pas content si tu veux l’ouvrir, ta gueule, t’as qu’à retourner dans ton putain de pays.
A l'heure où l'on reparle de problèmes d’immigration et où l'on brandit l'idée d’appartenance nationale, dans un pays qui aura vécu des vagues d’étrangers de culture différente, rien n’a évidemment changé aujourd’hui. Cavanna se construit par la camaraderie, l'entraide, la débrouille et un esprit critique qui l'amène à s'opposer à la lâcheté ambiante.
En tout cas, moi, le long de cette nuit de cauchemar, j’ai ramassé une trouille, un dégoût de l’alcool, de la fête et des petits sadismes innocents qui sont pas près de me lâcher.
Cavanna décrit chapitre par chapitre son admiration pour son père, car il lui apprend la vie simple. Ce qui passe par exemple par apprendre à planter des pêchers, des citrouilles. Il aime aussi sa mère, malgré son désenchantement et une plainte constante sur sa situation. Il en parle parfois comme un enfant, avec son cortège d'incompréhensions sur la vie, en particulier sur celle des adultes. Il raconte l’enfance avec ses mystères, ces choses qu’on ne comprend pas toujours à cet age. Mais ces témoignages sont parfois dérangeants, notamment lorsqu'il décrit son expérience du bordel. Lui et ses amis se rendent régulièrement dans un claque, pour se déniaiser, et cela m’a un peu déçu. C’était probablement un reliquat d'une époque révolue. Ou l'on craignait d'attraper la chtouille, plutôt que le SIDA. Ce qui l'amène à se faire circoncire.
Opérer quoi ? Il allait pas me couper la bite, des fois ?
Malgré un certain respect de l'autre, Cavanna subit le rouleau compresseur culturel de l'époque. En relatant ses premières lectures d'illustrés de son temps, comme Bibi Fricotin, qui présentent le racisme d’époque, inculqués à tous les enfants dès le plus jeune âge, Cavanna ne condamne qu'implicitement ces valeurs. On sent que Cavanna a bon fond, mais que les forces de corruption sexistes, patriarcales et paillardes sont fortes. Ces illustrés seront de toute manière vite noyés par le raz-de-marée des bande dessinée viriles provenant des États-Unis.
Il y avait toujours des négros très marrants dans les histoires de Bibi Fricotin. Bibi les appelait « Mal blanchi », ou « Face de cirage », ou « Bamboula ». Les négros disaient « Y’a bon » ou « Y’a pas bon », c’est tout ce que les négros savent dire.
Mais ce qui m'a le plus perturbé dans quelques unes de ces histoires, c'est la culture du viol dans lequel il baigne. Comme en témoigne la citation suivante:
Des fois on tombe à cinq ou six, ou douze, sur une môme pas forcément d’accord, elle en avait un en tête il lui en échoit une armée, nous on est comme ça, on partage, elle peut toujours chialer vous êtes des dégueulasses je vais le dire à maman, on sait bien que si elle fait ça c’est elle qui prendra la rouste. On regarde, on touche, les grands grands reniflent leur doigt, le goûtent, les tout petits crachent beuark. Forcé que ça en arrive là un jour ou l’autre, c’est la nature, les filles c’est pas fait que pour cavaler par les rues en gueulant, prendre des gnons et en donner, mais bon, c’est con pour le jeu, quoi. Il est beau, notre jeu.
L'auteur énumère ses anecdotes d’un ancien temps, où les jeunes collectionnaient les timbre, les images de tablette de chocolat. "Les Ritals" a presque une valeur de témoignage sociologique, un compte-rendu d’une France qui n’a rien d’idéale, contrairement à ce que les fachos peuvent penser par nostalgie identitaire. Il y a chez Cavanna, malgré le substrat culturel rétrograde dans lequel il baigne, une certaine humanité:
Je crois que je suis pas fait pour la haine.
J'ai mis énormément de temps à achever cette lecture, qui a occupé mes trajets en métro par intermittence. Je ne pense pas m'intéresser davantage au travail de Cavanna à l'avenir. Ce témoignage n'était pas toujours déplaisant à lire, car il est pas trop mal écrit et que certaines anecdotes sont intéressantes, mais il manque quelque chose de captivant à ces histoires.