Livre recommandé de longue date par quelqu'un d'aujourd'hui décédé. Je rentrais alors d'un voyage en Nouvelle-Zélande et, fasciné par les maoris et la Polynésie en général, il m'a fortement incité à lire ce livre de Victor Segalen. Ce dernier est un médecin de la marine ayant grandi à Brest, qui embarque pour Tahiti. Paul Gauguin vient de décéder et laisse derrière lui une œuvre que le Breton récupérera en partie. L'idée de l'ouvrage germe alors en lui.
La nature est restée sans doute intacte, mais la civilisation a été, pour cette belle race maorie, infiniment néfaste. (Segalen)
Segalen, arrivé à Tahiti, se sent à la fois étranger des maoris et des européens souverains. Néanmoins, "Les Immémoriaux" constitue une condamnation du colonialisme en avance de phase. Il souhaite éviter d’être considéré comme un colon, mais aussi comme un fanatique de l’exotisme. L'intéressante préface remet bien en contexte l’écriture du roman par rapport aux expéditions du médecin breton. Elle en explique l'objectif ainsi:
Ainsi l'architecture spéculaire du livre traduit-elle dans les formes son idée maîtresse : le renversement des points de vue européen et tahitien, que toute l'écriture des Immémoriaux reprend à son compte dans ses plus fins déplacements.
Le préambule résume quasiment tout le livre:
... Voici la terre Tahiti. Mais où sont les hommes qui la peuplent ? Ceux-ci... Ceux-là... Des hommes Maori ? Je ne les connais plus : ils ont changé de peau.
Ce livre est d'ailleurs dédié « aux maori des temps oubliés ». Il y a chez l'auteur une fascination pour ce peuple, qui n'est pourtant pas aveugle, car sans complaisance lors de la description de certaines scènes barbares dont les maoris étaient capables. Il retranscrit en tout cas parfaitement les spécificités et rites de ceux-ci, le tout dans un style littéraire très singulier. La première phrase du roman donne une idée de l’écriture fournie de Segalen:
Cette nuit-là - comme tant d'autres nuits si nombreuses qu'on n'y pouvait songer sans une confusion - Térii le Récitant marchait, à pas mesurés, tout au long des parvis inviolables. L'heure était propice à répéter sans trêve, afin de n'en pas omettre un mot, les beaux parlers originels: où s'enferment, assurent les maîtres, l'éclosion des mondes, la naissance des étoiles, le façonnage des vivants, les ruts et les monstrueux labeurs des dieux Maori.
La chronologie du roman n'y est pas directement transcrite. Mais les études académiques l'ont retracée à partir des évènements historiques, comme l'arrivée de James Cook ou des français en Polynésie. Les Maoris ont été immédiatement contaminés par les envahisseurs occidentaux, mentalement et physiquement: ils développèrent de nombreuse maladies à leur arrivée. La population a même décru de manière spectaculaire et tragique. Mais le véritable drame du peuple Maori vient de la pollution psychique et culturelle qu'ils subiront sous l'influence européenne, notamment avec le prosélytisme chrétien des missionnaires. La culture et le langage sont pervertis, la transmission du savoir ancestral aussi. La fonction de Térii devient obsolète avec l'apprentissage de la lecture par la Bible.
Car on sait qu'aux changements des êtres, afin que cela soit irrévocable, doit s'ajouter l'extermination des mots, et que les mots périssent en entraînant ceux qui les ont créés.
Cette phrase est d’une justesse sans égale. Segalen témoigne des forces à l’œuvre pour tenter d’éradiquer une culture. La perversion du langage me fait immédiatement penser à Orwell et je suppose que Segalen, en tant que breton, a pu lui aussi le constater avec l'éradication de la langue bretonne et son remplacement par le français. Malgré tout, les « hommes au nouveau parler » accueillent les maoris avec de la réserve. Ces derniers semblent plus chaleureux. Ils leur font des offrandes, y compris des femmes, ce qui ne manque pas de les choquer en tant que monogames unis par l’église. Il y a cet idée de missionnaires désireux d’apporter le progrès et une certaine idée de la spiritualité à ce peuple tranquille. Et cet aspect passe par l'apprentissage de ce nouveau parler.
L’écriture de Segalen est exigeante, mais incroyable. Je n’avais encore rien lu de tel. Il réussit à rendre excitante une histoire très mystérieuse en nous faisant découvrir un monde à part. Le choc des cultures sera fatal aux maoris. Il l’est aussi pour le lecteur, qui doit se concentrer pour déchiffrer l’histoire. L’auteur rend compte de la découverte d’un monde, avec ses rites, ses dieux, ses coutumes. Ce choc est palpable dans les deux sens, notamment du côté européen lors de la scène où les brigands sont tués et dont on enlève les yeux pour les manger. Cela choque évidemment les Anglais, qui n’ont jamais vu de tels rites. Le chef maori explique qu’ils doivent manger le cœur de leurs ennemis pour s’en débarrasser complètement. Cette notion est complètement étrangère aux visiteurs occidentaux, qui sont mortifiés à la vue des yeux hors de leur orbite. Térii le récitant subit ensuite le déshonneur lors d’une histoire qu’il a commencé à raconter: en se trompant dans le nom de la descendance du chef, les spectateurs l’injurient car ils craignent de s’être fait jeter un sort et d’avoir le malheur de subir les foudres d’Oro par la suite. Certains blâment les étrangers, qui ont perturbé leur équilibre. Ces exemples témoignent d'une incompréhension fondamentale des occidentaux en ce qui concerne les notions d'honneur, de cosmogonie, de rites et de coutumes. La critique coloniale tient au fait que les maoris auront, de leur côté, eu moins de difficulté à s'adapter à la présence étrangère, quitte à s'oublier.
Térii est déprimé d’avoir perdu son statut de récitant suite à cette faute, il est fatigué et las. Mais, inspiré par sa rencontre avec Tino, un fada vivent dans une grotte qui s’est changé en pierre, il souhaite devenir lui aussi un prodige. Les gens attendent de lui qu’il fasse des miracles, mais ce jour n’arrive pas, et les gens s’impatientent de ne pas le voir en prodige. Finalement, les gens voient en lui un guérisseur. Il abandonne les miracles et s’enfuit. Pendant ce temps là, les européens démarrent leur prosélytisme. Il présentent Iésu-Kérito aux tahitiens. Le parler ancien commence à se perdre. Cela est visible par la mise en opposition de la tradition orale dans la transmission de l’histoire face aux écrits des européens.
Paofaï, récalcitrant, envisage de rejoindre Havaï-i par la mer pour faire perdurer la tradition. Guidé par les étoiles et d’anciens chants, il lance une expédition, avec d'autre équipiers dont Térii. Mais leur traversée est plus compliquée que prévue et ils arrivent sur une île différente de celle envisagée. Térii restera finalement 20 ans hors de Tahiti. De retour au pays, il déchante en réalisant que ses semblables se sont fait laver le cerveau par les Piritané. Ils vont à l’église et sont devenus quasiment puritains. Ils ont, en somme, perdu leur liberté et ce qui faisait d’eux des êtres uniques, avec leur culture propre.
Térii se demanda sans gaîté si la terre Tahiti n’avait point, en même temps que de dieux et de prêtres, changé d’habitants ou de ciel ! Il se reprit à errer au hasard, plus indécis que jamais.
Térii se coltine tous les prêcheurs de bonne parole, fraîchement convertis qui souhaitent le baptême. Ils tentent de le convertir lui aussi et finit par céder en se faisant baptiser pour devenir Iakoba, diacre reniant ses origines. Il n’hésite pourtant pas à marchander une jeune fille maori à des marins français, en échange de quelques clous… Paofaï l'irréductible part quant à lui en diatribe contre ses anciens frères:
Les immémoriaux que vous êtes, on les traque, on les disperse, on les détruit !
Il y a de clairvoyance dans ces propos. La religion aura détruit plus qu’elle n'aura sauvé, particulièrement en ce qui concerne la tradition orale maori. Mais la christianisation reste pourtant assez superficielle: on l'a vu précédemment à travers Térii qui ne semble pas avoir assimilé complètement les préceptes chrétiens. Malgré une relative imperméabilité des maoris au rouleau compresseur culturel européen, Segalen décrit pourtant la mise à mort d'une civilisation. Même si ce terme semble un peu trop fort, j'ai le sentiment qu'il a de la compassion pour ce peuple qui aurait dû rester isolé et libre de l'influence occidentale. Le renversement culturel vécu par Térii tient dans le remplacement de l'oralité pour la transmission passée, face à l'alphabétisation et l’écriture suite à l’arrivée des occidentaux et du christianisme à travers la lecture de la Bible.
Cette lecture était ardue, car Segalen aura rendu cryptique l'histoire en se plaçant du point de vue maori pour décrire une mutation fondamentale, de l'intérieur. Et pourtant, quelle élégance de Segalen lorsqu'il présente un récit ethnologique de manière si poétique ! Le mythe tahitien du bon sauvage ne semble pas épargné: Il ne semble pas avoir de complaisance envers les maoris qui vivent parfois de manière brutale, et sont aussi en partie responsables de l’adoption du christianisme à Tahiti. Mais il est évidemment question d’étriller, de manière subtile, les colons anglais et français, qui auront réussi à corrompre une culture si unique. Je pense revenir sur ce chef-d’œuvre dans quelques années, après m'être confronté au reste de son œuvre .