Petit Rouge

La Désobéissance civile - Henry David Thoreau

15/05/2025

TAGS: thoreau, essai

J’avais tenté de lire Walden, il y a longtemps de cela. Ce livre m’avait profondément ennuyé, alors j’ai abandonné ma lecture. Je connaissais l'essai présent de réputation, sans avoir jamais pris le temps de le lire. Il démarre ainsi:

Je souscris de tout cœur à la devise "Le meilleur gouvernement est celui qui gouverne le moins " et je souhaiterais la voir mise en œuvre de façon plus rapide et systématique. Menée à son terme, elle revient finalement à ceci, ce en quoi je crois également: "Le meilleur gouvernement est celui qui ne gouverne pas du tout"; et quand les hommes y seront préparés, c'est le type de gouvernement qu'ils auront.

Il n’y a pas d’ambiguïté: Thoreau exprime une pensée de "gauche", à l’américaine, critique envers le système embryonnaire qui est devenu l'horreur que l'on connait. Mais est-il pour autant anarchiste, comme cet extrait peut le supposer ? On va le voir.

Comment convient-il aujourd'hui à un homme de se comporter envers ce gouvernement américain? Je réponds qu'il ne peut y être associé sans déshonneur. Je ne puis un seul instant reconnaître comme mon gouvernement cette organisation politique qui est aussi le gouvernement de l'esclave.

Il y a donc des spécificités américaines à cette tendance égalitaire que l'on retrouve parfois aux États-Unis. L'expression d'un populisme que j'avais entraperçu avec Christopher Lasch, qui est devenu complètement débile à l'ère de Trump. Cette lecture semble actuelle, et son influence sur Gandhi et Martin Luther King ne se dément pas aujourd'hui. Thoreau exprime une pensée d'avant-garde compte tenu de l'histoire américaine, basée sur le viol, le massacre et la ségrégation. Ses positions contre l'esclavage des noirs sont un prétexte pour étriller une population qui, selon lui, ferme les yeux sur l'horreur:

Des milliers de personnes s'opposent en opinion à l'esclavage et à la guerre mais elles ne font rien en action pour y mettre un terme.

Thoreau conspue donc les inactifs. Il renie l'être américain au sens large, paralysé par son confort personnel. Il « cherche un homme », à la manière de Diogène, mais n’en trouve aucun. Cet homme devrait selon lui être l'expression d'un idéal, d'une remise en cause permanente du système en vigueur, jusqu'à l’avènement d'une société qui ne méprise pas l'individualité. Le poète, dont le présent essai a été publié en 1849, fait preuve d'une clairvoyance quasi prophétique sur la société américaine, qui s'est construite sur le culte du dollar. Il ne mâche pas ses mots au sujet des riches de son époque:

Si quelqu'un vivait pleinement sans faire usage d'aucun argent, l'État lui-même hésiterait à lui en réclamer. Mais l'homme riche - et ce n'est pas l'envie qui dicte cette comparaison - est toujours vendu à l'institution qui lui permet de l'être.

L’argent est perçu comme la corruption ultime de l'âme, et le confort amène à la paralysie. Ce qui explique selon lui pourquoi l'être humain ferme les yeux sur l’injustice générale. Thoreau propose la désobéissance civile pour s'en extraire. C'est un moyen pour lui de faire plier les gouvernements, pour obliger le pouvoir à changer immédiatement. Thoreau a t’il impliqué la désobéissance de masse, collective et collégiale ? Individuellement elle n’aurait pas beaucoup de poids à mon sens. Mais compte tenu du déroulé de l'essai cette recommandation semble exclusivement individualiste. Emprisonné un nuit pour ne pas avoir payé une taxe, Thoreau a une épiphanie:

Je me suis aperçu que s'il existait un mur de pierre entre moi et mes concitoyens, il en existait un autre encore plus difficile à escalader ou à percer avant qu'ils puissent devenir aussi libres que je l'étais. Je ne me suis à aucun moment senti confiné et les murs semblaient un grand gaspillage de pierre et de mortier. J'avais l'impression d'être le seul de mes concitoyens à avoir payé ma taxe. Ils ne savaient manifestement pas comment me traiter mais se comportaient comme des personnes mal éduquées. Leurs menaces et leurs compliments tombaient à faux, car ils pensaient que mon premier désir était de me trouver de l'autre côté de ce mur de pierre.
Je ne pouvais que sourire de voir avec quelle application ils verrouillaient la porte sur mes méditations, qui les suivaient et ressortaient sans entrave: c'étaient elles en réalité qui étaient dangereuses. Ne pouvant m'atteindre, ils avaient résolu de punir mon corps, comme des enfants qui, faute de pouvoir accéder à la personne à qui ils en veulent, maltraitent son chien. Je me suis aperçu que l'État était écervelé, timoré comme une femme seule avec ses cuillères en argent et incapable de distinguer ses amis de ses ennemis, et j'ai perdu ce qui me restait de respect pour lui et l'ai pris en pitié.

Cette précédente citation témoigne d'une liberté de penser qui me semble quasiment anormal dans ce pays barbare. Bien que le lexique libertaire ne soit jamais employé, l’essai s’achève par une déclaration concernant l’importance de l’individu:

Il n'existera pas d'État vraiment libre et éclairé sans la reconnaissance du pouvoir supérieur et indépendant de l'individu, auquel l'État sera redevable de tout son pouvoir et son autorité propres et qu'il traitera en conséquence.

Cela m’a rappelé qu’il faut que je relise Stirner, même si cet extrait n’est pas nécessairement corrélé au philosophe allemand. En effet, Thoreau passe à côté d'une affirmation anarchiste plus franche, qui s'explique dans l'individualisme. L'anarchisme individualiste reste souvent une vue de l'esprit, une pensée plus philosophique que pratique, que Thoreau ne peut épouser. Il a le mérite de présenter une mise en situation concrète de ses préceptes, malgré le fait que son emprisonnement semble trop court pour l'amener à une révolte plus radicale envers l’État. Thoreau s'arrête au moment le plus intéressant selon moi: en constatant les limites de la démocratie, il ne va pas, à mon sens, jusqu'au bout de sa pensée. Car la difficulté de proposer une alternative radicale passe selon moi par l'instauration d'une société égalitaire, ce qu'il n'aborde pas. Je ne crois pas Thoreau anarchiste, même si sa pensée s'en approche.

L'essai de Thoreau est suivi de « Le Devoir de soumission au gouvernement civil » de William Paley, que je n'ai pas lu.