Petit Rouge

Dette: 5000 ans d'histoire - David Graeber

12/04/2025

TAGS: graeber, essai, histoire

L'essai démarre par une anecdote de Graeber, qui donne le ton de l'ouvrage:

Elle ne savait pas très bien ce que c'était, le FMI. Je lui ai dit qu'il s'agissait, en gros, des hommes de main chargés d'obliger les pays du monde à rembourser leurs dettes - le Fonds monétaire international, «c'est, disons, l'équivalent "haute finance" des armoires à glace qui viennent vous casser une jambe».

Ses positions sont claires dès le chapitre introductif. Il poursuit ainsi:

F: Mais vous, quelle est votre position? m'a demandé l'avocate.
G: Sur le FMI? L'abolir.
F: Non, je veux dire : sur la dette du Tiers Monde?
G: La dette? Nous voulons l'abolir aussi. L'impératif immédiat était d'arrêter le FMI, de mettre un terme à ses politiques d'ajustement structurel, cause directe de tous les dégâts, mais nous y sommes parvenus étonnamment vite. L'objectif à long terme est l'annulation de la dette. Un peu dans l'esprit du Jubilé biblique. Pour nous, trente ans de flux financiers des pays pauvres vers les riches, ça suffit!

Graeber entend expliquer expliquer dès le premier chapitre la confusion autour de la dette, qui s’exprime à travers le postulat moral (et non économique) selon lequel elle doit être remboursée. Initialement publié en 2011, cet ouvrage reste une lecture d’actualité, au moment où la dette souveraine de la France est un sujet majeur, utilisé comme argument pour casser les acquis sociaux et imposer un régime d’austérité. Recommandé depuis longue date par un ami, puis un de mes professeurs d’économie, cette somme de l'anthropologue libertaire semble être l'ouvrage le plus complet et actualisé sur le sujet. Graeber entend remettre les pendules à l'heure sur ce sujet qui anime les théories économiques:

Ce n'est pas seulement que la monnaie rend possible la dette : la monnaie et la dette entrent en scène exactement au même moment.

Dans le deuxième chapitre, Graeber veut déconstruire le mythe du troc: celui-ci arrive selon les économistes avant la monnaie. L’anthropologue recense quelques cas de troc chez certaines ethnies, se pratiquant dans des contextes bien précis, mais réfute le fantasme des économistes qui le voient arriver avant l’établissement de la monnaie. Il cite un économiste oublié des manuels, Mitchell Innes, qui postula au début du vingtième siècle la théorie selon laquelle la dette apparut avant la monnaie.

Effectivement, notre récit habituel de l'histoire monétaire marche à reculons. Il est faux que nous ayons commencé par le troc, puis découvert la monnaie, et enfin développé des systèmes de crédit. L'évolution a eu lieu dans l'autre sens. La monnaie virtuelle, comme nous l'appelons aujourd'hui, est apparue la première. Les pièces de monnaie sont venues bien plus tard, et leur usage s'est diffusé inégalement, sans jamais remplacer entièrement les systèmes de crédit. Quant au troc, il semble s'agir surtout d'une sorte de sous-produit accidentel de l'usage des pièces de monnaie ou du papier-monnaie. Historiquement, c'est essentiellement ce que font les gens habitués à utiliser les pièces de monnaie quand, pour une raison quelconque, ils n'en ont pas.

La monnaie mesure la dette. Et une pièce de monnaie est une reconnaissance de dette. Graeber explique ce fait en abordant dès le troisième chapitre le concept de dette primordiale: celle que l’on doit à la vie, et aux autres et la société d’être en vie. L'auteur énumère dans ce chapitre les dettes primordiales contractées par l’être humain depuis la Mésopotamie. Dette envers nos ancêtres, à ceux qui ont fait avancer le savoir et la culture, à nos parents, à l’univers et aux forces cosmiques, ainsi qu’à l’humanité. Mais il s’agit aussi d’une vue de l’esprit, qui aura façonné la morale collective à travers les âges.

On pourrait en fait interpréter cette liste comme une façon subtile de dire que la seule façon de «se libérer» de la dette n'est pas de rembourser ses dettes au sens littéral, mais plutôt de montrer qu'elles n'existent pas, parce qu'en réalité on n'est pas distinct au départ, et que l'idée même de régler la dette et de se doter ainsi d'une existence séparée, autonome, était donc ridicule depuis le début.

Graeber en arrive doucement à l’anarchisme, car personne selon lui ne peut se permettre de proclamer comment une dette doit être remboursée:

Même s'il est possible de nous imaginer en position de dette absolue envers le cosmos ou l'humanité, une autre question se pose aussitôt : qui a le droit de se faire le porte-parole du cosmos, ou de l'humanité, pour nous dire comment cette dette doit être remboursée?

La question morale évolue avec les concepts d'Auguste Comte et du positivisme, qui seront repris par les socialistes en particulier. Le quatrième chapitre reconsidère la dette jusqu’à ses fondements religieux. Dans le cinquième chapitre, Graeber aborde différents modes de pensée sur cet aspect moral, que l’on retrouve en Afrique notamment. On retrouve sur ce continent des logiques de pensées économiques bien différentes de celles des civilisations occidentales: la dette morale y semble inversée. Un homme qui sauve une vie en Afrique peut, par exemple, être redevable à son patient, ce qui semble contre-intuitif par rapport au mode de pensée occidental. L'auteur effectue d'ailleurs un point sur l’étymologie du mot dette dans les langues européennes: beaucoup sont synonymes de faute ou de péché.

Graeber énumère trois grands principes moraux susceptibles de fonder les relations économiques: le communisme, la hiérarchie et l’échange. C’est à partir de cet instant que l’étude anthropologique de l'auteur devient passionnante. Le communisme, là où personne ne compte, est à la base de toute vie sociale. L’idée de partage - quel qu’il soit - est au cœur de ce principe, sans considération marchande, sans demander de compte à autrui. L’échange quant à lui suppose l’égalité entre les parties prenantes. La hiérarchie implique généralement un tribut basé sur l’identité du receveur (roi, tyran, voleur…), et cela de manière répétée. La transition entre ces trois états s’effectue pour Graeber de manière naturelle selon les contextes sociaux vécus par les peuples.

L'héritage moral de la dette est soutenu par l'idée d'honorer celle-ci. La section consacrée à cette question d'honneur est abordée d'un point de vue anthropologique en étudiant les notions de dettes de sang chez les Lele et dettes de chair chez les Tiv. La morale autour de la dette façonne pour l'auteur notre mode de pensée, notre vie en collectivité, et ce partout dans le monde. Ces exemples africains ne sont que des variations dans la perception de l'honneur à un instant et un lieu donné dans l'histoire de l'humanité. Graeber continue son étude, qui semble devenir de plus en plus exhaustive en cours de lecture en étudiant ces perceptions aux époques majeures du développement humain.

Il est clair que, parmi les formes de monnaie connues, certaines des plus sûrement archaïques servaient précisément à mesurer l’honneur et l’avilissement – autrement dit, la valeur de la monnaie était, en définitive, la valeur du pouvoir de transformer d’autres personnes en monnaie.

Graeber aborde une notion que j'ai eu du mal à appréhender lorsqu'il aborde le sujet de l'esclavage et de la prostitution. Malgré le fait qu'il est clair que donner une valeur à l’esclave et à la femme peut s'associer à la dette, j'ai pourtant eu du mal à le suivre dans son développement à ce sujet. Il y a un féminisme très habilement présenté lorsqu'il en profite pour aborder la naissance du patriarcat, mais définir l’être humain comme monnaie est une idée essentielle pour Graeber dans le cas de la dette, que j'ai pourtant difficilement pu appréhender. L'auteur évoque notamment l’abolition de l’esclavage et effectue des parallèles avec le travailleur surendetté, qui est quasiment réduit à l'asservissement lui aussi.

L'apparition effective de la monnaie apparait dès l’âge axial. Elle sert essentiellement à soutenir l’effort de guerre, indispensable à l’expansion impérialiste. Graeber aborde le moyen âge, avec les cas chinois et indiens dans un premier temps, puis les pouvoirs musulman et chrétiens. Dans l’Islam, le prêt à taux d’intérêt est proscrit, malgré des subterfuges marchands pour récupérer de la dette. Dans la chrétienté le problème de l’usure vient de paradoxes entre ancien et nouveau testament:

Saint Basile a opté pour la position radicale. Dieu nous a tout donné en commun, et a expressément ordonné aux riches de donner leurs biens aux pauvres. Le communisme des apôtres – qui avaient mis en commun tout ce qu’ils possédaient et qui prenaient librement ce dont ils avaient besoin – était donc le seul modèle convenable pour une société vraiment chrétienne. Parmi les autres Pères de l’Église, rares étaient ceux qui voulaient aller aussi loin. Le communisme était l’idéal, mais, dans ce monde déchu et transitoire, soutenaient-ils, il était irréaliste. 

Ce dernier extrait témoigne de l’hypocrisie religieuse: le pouvoir (clérical en particulier) a évidemment besoin d’argent pour se maintenir. Graeber manie ici philosophie et histoire avec brio. En milieu de lecture j'ai vraiment commencé à être ahuri par la somme de connaissance qu'il expose. L'essai est extrêmement bien sourcé: la bibliographie est gigantesque et s'étale sur une centaine de pages.

Les dernières sections sont consacrées au développement du capitalisme, qui s’effectue selon Graeber avant sa théorisation, et à la place de la dette dans le monde moderne. Il insiste sur cette idée d'esclavage associée à la dette, qui semble avoir disparue avec son abolition, mais qui dans les faits n'a fait que muter avec les systèmes économiques.

C’est le scandale secret du capitalisme : à aucun moment il n’a été organisé essentiellement autour d’une main-d’œuvre libre.

Les exactions des riches et plus largement des puissants y est évidemment vilipendé, ce qui est évident quand on connait les penchants libertaires de Graeber. Malgré le fait qu'il n'est pas directement question d'aborder l'anarchisme dans cet essai essentiellement historique et anthropologique, on peut lire entre les lignes et comprendre la position de l'auteur sur le sujet de la dette. Le dernier chapitre achève la chronologie de la dette avec son statut dans les temps modernes. Graeber propose une leçon de géopolitique brillante, qui ne fait que marteler le lien entre dette et industrie militaire, constante immuable au fil des siècles. Les États-Unis par exemple ne peuvent que contraindre les pays endettés par la coercition, en brandissant le spectre de l’intervention armée. Je suis globalement passé à côté des arguments de ce chapitre, pressé d’en achever la lecture.

Contrairement à "Bullshit Jobs", il n'y a pas vraiment de solutions présentées pour sortir de ce système d'asservissement. Et le propos y est bien plus dense aussi, ce qui ne rend pas la lecture aisée. Surtout sur la dernière section, qui semblait pour moi partir dans tous les sens. Mais l'érudition de Graeber est époustouflante: voilà un intellectuel accompli qui maîtrise tous les sujets, qu'ils soient anthropologiques, économiques, historiques ou philosophie. Cela rend la lecture passionnante, d'autant plus qu'il ne prend pas de le lecteur de haut, dans la tonalité générale de sa présentation. Il expose une série de faits si implacables et si nombreux que je salue le travail forcené si manifeste dans cet essai. Est-ce que je perds mon objectivité sur ce auteur ? J’ai beaucoup de mal à être critique lorsque je lis Graeber. Je suis comme hypnotisé par son écriture, son érudition, ses thèses si humanistes. J'ai pourtant été un peu déçu par la fin de l'essai: il est davantage question de présenter une histoire de la dette révisitée, plutôt que de proposer le brûlot sur le sujet que j'imaginais lors de l'introduction. J’attendais un dernier chapitre plus brutal, plus vindicatif. Mais je sais que je retrouverai sa verve dans "Bureaucratie", qui sera ma prochaine lecture de cet essayiste si passionnant.