Petit Rouge

Vers le Phare - Virginia Woolf

24/12/2024

TAGS: woolf, roman

J’ai zappé la préface dans un premier temps, ne voulant pas prendre le risque de me faire dévoiler l'intrigue. Je suis venu à lire cet ouvrage de Virginia Woolf via Olaf Stapledon, dont le "Star Maker" lu récemment a été pour elle une inspiration. L'ouvrage est centré sur la vie de famille des Ramsey, dont l'un des fils James est un petit garçon de six ans qui rêve d’aller faire un tour au phare. Sa mère accepte, mais son père Mr Ramsey refuse car il prétexte qu'il ne fera pas beau au lendemain. La famille Ramsey possède une maison sur l’île de Skye et reçoit régulièrement des invités, souvent des relations intellectuelles du père Ramsey, philosophe obsédé par son œuvre.

«Pas question d'aller au Phare, James», dit-il, debout devant la fenêtre, maladroit dans ses paroles, mais essayant, par égard pour Mrs Ramsay, d'adoucir le ton de sa voix pour lui donner au moins un semblant de cordialité.

Mrs Ramsey, femme d’une cinquantaine d’années environ, mère de huit enfants, exerce un pouvoir de séduction sur ses proches. Elle est définitivement le personnage central du roman. Woolf propose un développement psychologique des personnages qui m’a impressionné par sa subtilité. Et en même temps sur la première partie je n’ai pas pu m’empêcher de penser qu’il y avait quelque chose de peu romanesque, d’un peu futile. Un peu comme la littérature de James Joyce finalement.

La première partie du roman présente des allusions à la guerre qui vient. Comme par exemple le coup de carabine de Jasper, qui surprend tout le monde et fait fuir les étourneaux. Ou la peinture guerrière de Lily Briscoe. Ou encore le crâne de sanglier offert par Edward aux enfants Ramsey. Le père Ramsey semble indifférent aux événements extérieurs: il apparaît de plus bien trop sérieux pour laisser à ses enfants le temps d’insouciance qu'ils mériteraient. Mrs Ramsey à l’inverse tient la baraque à bout de bras. Mais n’ayant pas le brillant universitaire de son mari, son travail essentiel dans la vie de famille est grandement déconsidéré par monsieur Ramsey et ses convives. Elle en ressent une lassitude indéniable, qui la plonge dans la solitude:

Et de nouveau elle se sentit seule face à son vieil adversaire, la vie.

Et cela va plus loin puisque l'attitude de son mari l'amène à douter complètement de sa valeur:

Mais qu'ai-je fait de ma vie ? pensa Mrs Ramsay

Le roman peut être perçu comme un hommage de Woolf à sa mère. Il y a définitivement un aspect proto-féministe dans ce roman, qui recadre sans le nommer le patriarcat, si sévère et austère. Et il ne fait aucune doute que Woolf a la conscience précoce du caractère dérisoire des préoccupations masculines.

[…] car Mrs Ramsay était ainsi — elle avait toujours pitié des hommes, comme s'il leur manquait quelque chose — jamais des femmes, comme si elles possédaient quelque chose.

Mais Mrs Ramsey est en effet seule face à son mari et ses invités, dont Charles Tansley, qui pense autrement:

C'était la faute des femmes. Les femmes rendaient la civilisation impossible, avec tout leur « charme», toute leur bêtise.

Woolf décrit donc d'une manière bien particulière la collision entre le monde intellectuel et le monde domestique, respectivement le monde des hommes et des femmes. Mr Ramsey ne pense qu’à sa postérité de philosophe. Mrs Ramsey elle, ne pense qu'au bien-être de sa famille. Elle affronte le mépris des hommes qui ne la considère que comme une femme bonniche. Lily Briscoe doit de son côté lutter pour ne pas être considérée uniquement que comme une femme potiche, son intérêt pour la peinture ne semblant pas sérieux. Ces descriptions me rappellent les rapports entre mes propres parents. Je pense que cette génération ne sera pas capable de se s'adapter à la modernité, en restant paralysée dans ces schémas archaïques.

Il lui souriait, l'air interrogateur, comme s'il la raillait gentiment de s'être endormie en plein jour, mais en même temps il pensait : Continue à lire. Tu n'as pas l'air triste à présent, pensait-il. Et il se demandait ce qu'elle lisait, et s'exagérait son ignorance, sa simplicité, car il lui plaisait de penser qu'elle n'était pas très intelligente, pas cultivée pour un sou. Il se demandait si elle comprenait ce qu'elle était en train de lire. Sans doute que non, pensait-il. Elle était prodigieusement belle. On eût dit, si la chose était possible, que sa beauté ne cessait de croître.

La première partie, intitulée "La fenêtre" est relativement longue, bien que le récit semble se dérouler sur une journée entière. Cela pourrait rappeler le Joyce de "Ulysses", avec Mrs Ramsey dans le rôle de Leopold Bloom. La deuxième, bien plus courte, me rappelle le "Star Maker" de Stapledon. Intitulée "Le temps passe", il est essentiellement question de décrire la maison quasi abandonnée, inoccupée des Ramsey, abandonnée au temps. Woolf s’attache essentiellement à décrire le temps destructeur à travers la décrépitude de la maison. Des encarts y indiquent sous forme d’obsèques le décès des membres de la famille: Prue lors d’un accouchement, Andrew par un obus en pleine première guerre mondiale et Mrs Ramsey, sans raison apparente. L’influence de Stapledon se ressent aussi dans le chapitre 6 de la première partie, qui décrit une rêverie sur la place dérisoire de l’homme dans l’univers. La troisième partie et dernière partie, intitulée "Le phare" adopte le point de vue de Lily Briscoe, qui prend le relai de Mrs Ramsey en tant que figure féminine. La narration se concentrait sur Mrs Ramsey dans la première partie. Il ne reste que les survivants, dont Mr Ramsey.

James et sa sœur Cam finissent par prendre le bateau en direction du phare avec leur père. Ils ressentent encore une souffrance de leur enfance contrariée par un père qui a détruit tous leurs rêves de gosse. James notamment souhaite résister à la tyrannie du père, ce qui est directement mentionné dans cette troisième partie. Ce sujet me parle particulièrement, d’autant plus en tant que parent moi-même: c’est l’écueil à éviter. Mais Cam et James finissent par le pardonner intérieurement, malgré tout ses défauts. "Vers le phare" est aussi l’histoire d’une peinture, celle de Lily Briscoe, qui ne trouve son achèvement qu'à la toute fin du roman. Je suppose qu'on peut voir sa création comme un affranchissement des conventions sociales: Lily refuse le mariage et rejette une certaine idée du patriarcat.

J'ai le sentiment que la traduction en français est impeccable, même s'il faudra que je confronte la version originale à l'avenir. L’écriture est magnifique, les choix lexicaux sont très subtils. J’apprécie de plus la manière dont Woolf effectue ses transitions dans l’histoire. La narration est très particulière: le point de vue des protagonistes fluctue régulièrement, parfois d'un paragraphe à un autre. Cela ne rend d'ailleurs pas toujours la lecture aisée. Je n'avais pourtant encore jamais rien lu de tel. Malgré le fait qu'il y a, comme je le mentionnais déjà plus haut, une certaine futilité dans cette autobiographie déguisée, j'ai été conquis par le style et le discours de Woolf. Je compte prochainement m'atteler à la lecture de son œuvre à l'avenir, en particulier "Orlando" dont je ne connais le concept qu'à travers son adaptation par Alan Moore dans "La Ligue des Gentlemen Extraordinaires".