[…], Kropotkine corrige le Darwin de L'Origine des espèces par le Darwin de La Filiation de l'homme et formule sa thèse : si l'entraide n'est certes pas le seul facteur de l'évolution, elle est déterminante au sens où les groupes qui la pratiquent possèdent les meilleures chances de survie et renforcent ainsi les possibilités d'épanouissement des individus qui les composent. (Renaud Garcia)
Kropotkine s'élève dans cet essai contre le darwinisme social, théorie en vogue à l'époque, qui prône la survie des plus aptes et l'applique à la société davantage qu'aux espèces. Ce travail s'inscrit dans la continuité de celui de Kessler sur l’étude de l’entraide parmi les animaux. L'essai démarre en effet par une énumération des cas d’entraide chez les animaux, notamment pour la chasse et l’alimentation en commun. Les exemples apparaissent plus nombreux chez les oiseaux, plus faciles à observer. Je me suis très vite posé la question de savoir si les espèces étaient solidaires entre elles vis-à-vis d’autres espèces ou si elles l’étaient pour elles-mêmes. Car pris isolément, est-ce que ces exemples sont généralisables à l’être humain ? A cet instant de ma lecture j’ai eu du mal à déconstruire l’idée profonde que l’homme n’est qu’un loup pour l’homme, selon la formule reprise par Hobbes. Je vis probablement très ancré dans mon époque si marquée par l’individualisme. Mais je m’attends aussi à être surpris par Kropotkine, malgré le fait que je me suis rapidement interrogé sur la méthode: n’est il pas aussi sélectif ? Ne retient il pas uniquement ce qui l’arrange ?
À travers cette énumération, Kropotkine entend montrer que la vie en société n’est pas l’apanage de l’être humain. Il en arrive même à ajouter que les espèces animales solitaires ne sont pas majoritaires. Il y a aussi chez l’auteur une conscience écologique forte, un constat que l’être humain a hautement perturbé l’harmonie de la nature, à travers la chasse en particulier. Il s’ensuit une explication, ou plutôt une relecture de Darwin pour étayer sa thèse. Il minimise l’extermination des espèces, qui serait selon lui surévaluée pour la lutte pour la vie. Selon lui, un tel facteur ne pourrait que provoquer la décadence du monde animal. Ce qu’il explique ainsi:
Ceux qui survivent après une famine, ou après une violente épidémie de choléra ou de petite vérole, ou de diphtérie, telles que nous les voyons dans les pays non civilisés, ne sont ni les plus forts, ni les plus sains, ni les plus intelligents.
Le facteur qui explique cette affirmation est donc l’entraide. Dans la lutte pour la vie, la compétition entre les espèces est, selon lui, largement évitée pour chacune d’entre elles, et réservée à des situations exceptionnelles. Ce qui fait sens dans la mesure où, intuitivement, une espèce pourrait survivre plus longtemps en évitant la compétition via l’entraide et le soutien mutuel. Il achève l’étude du monde animal sur ces mots:
Pas de compétition! C'est le mot d'ordre que nous donnent le buisson, la forêt, la rivière, l'océan. Unissez-vous! Pratiquez l'entraide! C'est le moyen le plus sûr pour donner à chacun et à tous la plus grande sécurité, la meilleure garantie d'existence et de progrès physique, intellectuel et moral.
Kropotkine démarre son étude de l’être humain en réfutant Hobbes. Il constate une résurgence de sa philosophie avec une interprétation fallacieuse des théories de Darwin. Le géographe réfute l’idée que l’être humain ne s’est pas développé en société, en utilisant les développements ethnologiques de son temps. Il a été retrouvé de nombreux signes de vie commune chez les ancêtres humains. La famille est arrivée après le développement de la vie en société, notamment par tâtonnements pour éviter la consanguinité. Ce qui permet à Kropotkine d’affirmer que:
L'individualisme effréné est une production moderne et non une caractéristique de l'humanité primitive.
L’auteur prend pour exemple la solidarité des bushmens d’Australie et d’autres ethnies primitives. Il en conclut une généralisation universelle de l’entraide qui m’a épaté, et que j’ai bien envie de la croire malgré le fait que cela me semble aussi un peu grossier. Il y a en effet, d'après son observation et ses références, un nombre important d’ethnies qui s’organisent socialement à l’aide d’un communisme primitif. Et on ressent la perturbation qu’induit l’arrivée de missionnaires occidentaux chez eux. Elle implique une corruption dans leur mode de fonctionnement égalitaire. N'est-ce pas aussi le propos de Segalen dans "Les Immémoriaux" ? Malgré des conduites chez certaines d’entre elles qu’un occidental civilisé pourrait trouver immorales (cannibalisme ou troc de femmes), Kropotkine recense d’innombrables exemples d’explorateurs qui furent émerveillés par leur bienveillance générale. D’où vient alors la corruption de la civilisation ? Je suppose qu’elle est issue du pouvoir, mais à cet instant de l’essai je ne sais pas encore si l’auteur va aborder ce sujet.
Il énumère les cas de solidarité chez les « sauvages ». Et leurs coutumes si incompréhensibles pour les occidentaux que nous sommes. Cette étude de fond est réjouissante: il y a de la part de l’auteur une volonté de comprendre les mécanismes de solidarité des peuples dits primitifs, afin d’en tirer une leçon, une analyse, un fait intéressant pour l’application effective de l’anarchisme. C’est lorsqu’un anarchiste tel que Kropotkine (ou plus récemment Graeber) mobilise des connaissances de fond sur un sujet anthropologique que l’anarchisme devient une évidence. Et non pas lorsqu’il s’agit de ruminer les mêmes discours égalitaires qui ont été pompés à droite et à gauche et que je connais fort bien. Le catéchisme anarchiste m’importe peu aujourd’hui: je préfère davantage lire sur la réalité pratique de sociétés solidaires pour entrevoir une application effective des principes d’entraide, égalitaires par essence.
Kropotkine consacre ensuite un chapitre entier à l’énumération des cas d’entraide recensés chez les barbares, dont le nom est trompeur aujourd’hui tant de nombreux exemples vont à l’encontre d’un simple affublement guerrier que l’on s’imagine. Cela permet de réaliser l’extraordinaire diversité ethnique qui compose l’humanité et son dénominateur commun de solidarité. De la même manière, Kropotkine suit la chronologie de l’histoire de l’être humain en consacrant deux chapitres sur l’entraide au Moyen âge. L’association entre gens de la cité semble y avoir été forte, mais la progressive main basse bourgeoise et aristocratique ne put préserver l’accomplissement de cités autonomes et quasiment autogérées. On voit poindre le problème du centralisme d’état, pourfendeur des associations de communes. Avec en ligne de mire l’avènement de la dictature de droit divin, et plus tard celui de l’État, machinerie ayant pour but de détruire toute notion de solidarité directe.
Et tandis qu'en pays sauvage, chez les Hottentots par exemple, il serait scandaleux de manger sans avoir appelé à haute voix trois fois pour demander s’il n’y a personne qui désire partager votre nourriture, tout ce qu’un citoyen respectable doit faire aujourd'hui est de payer l’impôt et de laisser les affamés s’arranger comme ils peuvent.
Il poursuit ainsi:
Aussi la théorie, selon laquelle les hommes peuvent et doivent chercher leur propre bonheur dans le mépris des besoins des autres, triomphe-t-elle aujourd’hui sur toute la ligne – en droit, en science, en religion. C’est la religion du jour, et douter de son efficacité c’est être un dangereux utopiste.
L'auteur critique l’individualisme en vigueur dans nos sociétés modernes, celle qui détruit les institutions d’entraide, notamment via l'appropriation des terres par la bourgeoisie. Mais certains mécanismes communaux se perpétuent, comme les assemblées populaires. Kropotkine recense un nombre important d’exemples d’une survivance de l’entraide, notamment au niveau rural. Et plus récemment via l’émergence de syndicats, agricoles en particulier. Kropotkine rappelle que la science politique moderne, génératrice d’idéologie, ne fournit aucun résultat pratique. Alors que l’histoire passée donne de multiples exemples concrets d’achèvement de l’entraide.
Mais le noyau d’institutions, d’habitudes et de coutumes d’entraide demeure vivant parmi les millions d’hommes dont se composent les masses ; il les maintient unis ; et ils préfèrent se tenir à leurs coutumes, à leurs croyances et à leurs traditions, plutôt que d’accepter la doctrine d’une guerre de chacun contre tous, qu’on leur présente sous le nom de science, mais qui n’est pas du tout la science.
Je vois dans la précédente citation une vision similaire à la common decency d’Orwell, si chère à Michéa. Kropotkine étudie ensuite l’association politique comme vecteur potentiel de l’entraide. Mais il y a une méfiance bien légitime de Kropotkine envers la politique en général, ce qu’il exprime ainsi:
Nous savons tous que la politique est le champ dans lequel les éléments purement égoïstes de la société forment les combinaisons les plus complexes avec les aspirations altruistes. Mais tout politicien expérimenté sait que les grands mouvements politiques ont été ceux qui avaient de grands buts, souvent très lointains, et que les plus puissants ont été ceux qui ont provoqué l’enthousiasme le plus désintéressé.
Il manifeste cependant une certaine indulgence envers le socialisme: le dévouement à cette cause provoque chez lui une admiration, pour ces gens modestes qui meurent pour un monde meilleur. Kropotkine détaille aussi le rôle des associations coopératives, dont l’héritage peut parfois remonter pour certains pays au Moyen Âge. L’auteur aborde finalement le problème des actes égoïstes: pour lui, le manque d’entraide est davantage visible en ville, où l’individualisme et le sentiment d’étrangeté y est plus fort qu’à la campagne. Par ce biais, Kropotkine en arrive à l’anarchisme à proprement parler:
Le clergé est si anxieux de prouver que tout ce qui vient de la nature humaine est péché, et que tout le bien dans l’homme a une origine surnaturelle, qu’il passe le plus souvent sous silence les faits qui ne peuvent être cités comme exemples d’une inspiration divine ou de la grâce venant d’en haut. Et quant aux écrivains laïques, leur attention est principalement dirigée vers une seule sorte d’héroïsme, l’héroïsme qui exalte l’idée de l’État.
La démonstration sur ces centaines de pages amène logiquement Kropotkine à conclure sur le caractère essentiel de l’entraide comme facteur de l’évolution. Il amène le lecteur à espérer qu’il reste pour la suite du processus évolutif de l’être humain. Le message est clair, très bien sourcé, mais j'ai cependant mis beaucoup de temps à achever cette lecture. Je n’ai d'ailleurs pas lu les appendices. Il n’est pas forcément question d’anarchisme dans cet ouvrage. Le propos en découle, mais n’est pas le principal objet de l’essai. C’est davantage dans "La Morale Anarchiste" qu’il se développe pleinement, et à partir de cet essai sur l’entraide. Kropotkine m'apparaît comme quelqu'un de bienveillant et optimiste, ce que j'ai aussi envie de retenir de cet ouvrage.