Petit Rouge

La morale anarchiste - Pierre Kropotkine

12/09/2024

TAGS: kropotkine, essai, anarchisme

Pierre Kropotkine (1842-1921) défendait une société régie par l'entraide, la réciprocité, la sociabilité, la coopération de chacun pour le bien-être de tous, l'égalité, la liberté. Tout le contraire de la compétition, de l'égoïsme, de la lutte pour la survie illustrés par le darwinisme social. (Extrait de la note éditoriale)

Essai publié en 1889, qui devait préfigurer l’écriture d’un ouvrage sur l’éthique qui n’a été traduit que de manière posthume. Kropotkine démarre en décrivant l’histoire de la pensée humaine comme étant cyclique: elle défie les autoritarismes pour renouer avec le libertarisme, pour être muselée de nouveau, inlassablement. Les ennemis de la pensée sont rapidement nommés: le gouvernant, l’homme de loi et le religieux. L'auteur décrit l’être humain comme guidé par son désir, ce qu'il nomme théorie de l’égoïsme. Cela n’implique pas, selon lui, que tous les actes soient indifférents. Il présente son idée de la distinction entre le bien et le mal, notamment par l’étude de la nature et du comportement animal, qui lui permet de proposer des arguments pour constater que la conception du bien et du mal est identique entre l’animal et l’homme. D'après Kropotkine, ce qui est bon est ce qui est utile à la préservation de l’espèce, dans sa totalité. J'y ai vu à cet instant de ma lecture un condensé de son ouvrage "L’entraide". C’est à ce instant du développement qu’apparaît la notion de solidarité, avec l'égalité comme principe incontournable de l’anarchie.

Le principe égalitaire résume les enseignements des moralistes. Mais il contient aussi quelque chose de plus. Et ce quelque chose est le respect de l'individu. En proclamant notre morale égalitaire et anarchiste, nous refusons de nous arroger le droit que les moralistes ont toujours prétendu exercer - celui de mutiler l'individu au nom d'un certain idéal qu'ils croyaient bon. Nous ne reconnaissons ce droit à personne ; nous n'en voulons pas pour nous.

Et c’est exactement ce que je veux entendre d’un anarchiste. Mais il y a quand même cette absence de concret qui me chiffonne. Kropotkine lui-même a cette rhétorique de la lumière, d’un futur égalitaire qui résoudra tous les maux de l’homme et de la société. Il y a toujours eu un fossé théorique entre l’idéal et la pratique. J’attends toujours un manuel de mise en pratique de l’anarchisme. Est-ce parce que j’ai du mal à déconstruire l'idée que l’homme puisse être toujours et inconditionnellement bon ? La seule morale égalitaire valable pour l’anarchiste tient à la transmission de la bonté de générations en générations, ce qui est, pour Kropotkine, constitutif de l’être humain.

Sois fort ! Déborde d'énergie passionnelle et intellectuelle - et tu déverseras sur les autres ton intelligence, ton amour, ta force d'action ! - Voilà à quoi se réduit tout l'enseignement moral, dépouillé des hypocrisies de l'ascétisme oriental.

Kropotkine refuse l’opposition entre altruisme et égoïsme. Pour lui, le bien individuel est indissociable du bien collectif. Il réfute la morale qui n’avantage qu’une classe particulière mais fait, à partir de cette critique, le constat d’une amélioration graduelle de celle-ci, d’une morale devenue supérieure. Il finit son court essai en laissant le choix au lecteur de la vie qu’il souhaite mener.

Ce recueil paru aux éditions Payot contient aussi un autre texte de Kropotkine, intitulé "L’esprit de révolte". L'auteur s’interroge sur les raisons qui amènent les populations à se révolter. En rappelant notamment le rôle du pamphlet, du placard et de la chanson pour créer de l’agitation et diffuser les idées révolutionnaires dans la population. J'en retiens le paragraphe suivant, brûlant d'actualité:

Lorsque nous étudions chez nos meilleurs historiens la genèse et le développement des grandes secousses révolutionnaires, nous trouvons ordinairement sous ce titre : « Les causes de la révolution », un tableau saisissant de la situation à la veille des événements. La misère du peuple, l'insécurité générale, les mesures vexatoires du gouvernement, les scandales odieux qui étalent les grands vices de la société, les idées nouvelles cherchant à se faire jour et se heurtant contre l'incapacité des suppôts de l'ancien régime, rien n'y manque. En contemplant ce tableau, on arrive à la conviction que la révolution était inévitable en effet, qu'il n'y avait pas d'autre issue que la voie des faits insurrectionnels.

Il y a chez ce théoricien de l'anarchisme une bonté indéniable, qui est contagieuse. L'écriture de Kropotkine est simple et limpide: il n'y a rien de verbeux chez lui, aucun jargon idéologique qui pourrait rebuter un lecteur non initié. Cet essai reste actuel: son propos est à reconsidérer sérieusement. Je crois avoir quasiment tout lu de lui. Et même si je ne garderai pas cet ouvrage, reste qu'il s'agit d'une lecture marquante.