La morale de l’auteur est exprimée rapidement dans la préface. Comme une ligne de conduite qui implique d'éviter les écueils suivants: « l’égoïsme, la vanité, la cupidité, l’exhibitionnisme, la facilité et l’oubli ». L'idée d'un homme révolté ne surprend pas compte tenu des films que j'ai pu visionner du cinéaste. Je me suis donc laissé tenter par ce recueil poétique, avec pour objectif de comprendre davantage les mécanismes internes de Buñuel.
Quelque part entre le hasard et le mystère se glisse l'imagination, liberté totale de l'homme. Cette liberté, comme les autres, on a essayé de la réduire, de l'effacer. (Buñuel)
Buñuel a donc été poète avant d’être cinéaste, comme l'a été Pasolini. Le cinéma n’était pas encore pris très au sérieux au début du vingtième siècle. J'ai été très vite interpellé par la phrase ci-dessous, que je pressentais déjà après avoir vu "Belle de Jour":
Il m'a fallu tout ce temps pour admettre que ce qui se passait dans ma tête ne regardait que moi, qu'il ne s'agissait en aucune façon de ce qu'on appelait "des mauvaises pensées", en aucune façon d'un péché, et qu'il fallait laisser aller où bon lui semblerait mon imagination, même sanglante et dégénérée. (Buñuel)
La pensée intérieure doit être et rester libre. Cela m'a évidemment parlé car j'ai moi-même, et probablement comme beaucoup, des pensées parasites qui me choquent par leur bizarrerie, leur violence ou pornographie. Et c’est un peu la teneur de ces poèmes: il y a en effet chez certains d'entre eux un aspect parfois dégénéré, voire malsain. Ce qui ne m'a pas rebuté car ils sont très bien écrits, malgré un côté un peu stupide parfois dans son surréalisme, qui frise le n’importe quoi. Ces poésies sont écrites en vers libre. Les textes en prose sont elles des divagations, comme ces scènes de rêveries que l’on pourrait voir dans ses films. Avec la préface j'attendais lire un auteur engagé, ce que j'ai rarement relevé dans ces textes. Hormis peut-être quelques uns, dont celui-ci:
Dans cette esthétique absurde si caractéristique de la banlieue, tout est relégué, symbolisé par l'objet qui surgit à notre passage : la boîte de conserve vide, le chien affamé, la souris étripée ou le réverbère à gaz poussiéreux et tordu. (Banlieues)
La conscience sociale apparaît assez embryonnaire chez ce Buñuel poète. Les préoccupations de l'auteur sont plutôt centrées sur la liberté individuelle, notamment quand il s'agit d'exprimer un fantasme ou une pensée étrange. Mais l'auteur évite l'immoralité totale, ce qui justifie les remarques de la préface rapportée plus haut. Malgré une certaine déviance de pensée, Buñuel semble avoir une conscience de ce qui est juste, ou moral, à travers la sympathie pour le démuni. Ce que j'ai notamment relevé dans "L'aveugle aux tortues".
Il m'est arrivé de mettre la moustache du juge sur le front du mort, ou bien qu'au lieu de tenir un fusil un garde civil serre la main de l'assassin ; mais, ajouta-t-il d'un air suffisant, le peuple ne voit pas ces broutilles. (L’aveugle aux tortues)
Buñuel enchaîne les bons mots dans ces textes en prose, en particulier dans la nouvelle « Pourquoi je n’ai pas de montre », où le narrateur dialogue avec le Temps, en fustigeant la théorie de la relativité d’Einstein. C’est un dialogue surréaliste, mais qui fait pourtant sens dans son développement. J'ai commencé à trouver un intérêt plus vif à cette lecture dans ces textes qui sortent de la pure logorrhée surréaliste, ce qui n'a pour moi que rarement de sens à l'écrit, la préférant plutôt exprimée visuellement via l'art pictural. L'écriture surréaliste s'approche beaucoup trop du cut-up de Burroughs, et perd à mon avis son intérêt quand elle omet complètement d'en définir un sujet.
Depuis ce jour-là, je me résigne à vivre sans montre, ce qui m'a fait perdre nombre de bons amis, pour n'être pas allé au rendez-vous qu'ils m'avaient fixé. (Pourquoi je n’ai pas de montre)
J'ai parfois relevé des fulgurances: des phrases absurdes qui font mouche, qui sortent du ridicule d’une pensée artificiellement saugrenue. Et c'est dans ces moments précis que le poétique prend le relai.
Près de moi passa en flottant ma fiancée noyée poussée par le tremblement de son voile nuptial, méduse d'amour et de mort. (Déluge)
Seules les « Nouvelles d'Hollywood », légitiment l'absurde à mes yeux. Il prend tout son sens dans la critique de la société américaine: ces nouvelles semblent sortir d'un tabloïd et paraissent quasiment plausibles compte tenu du degré de dégénérescence que l'on imagine du cinéma américain. Cela permet de plus à Buñuel de produire à la fois une critique et une justification de l'art cinématographique:
Le bruit court que le ministre de l'Instruction publique va interdire dorénavant toute sorte d'information cinématographique et même, à ce qu'on dit, de revues consacrées au septième art. Il semblerait que le Ministre les accuse d'être pornographiques, d'abêtir le goût du public, d'alimenter l'idiotique banalité des admirateurs et admiratrices des stars, d'attenter continuellement à l'intelligence de la masse. (Nouvelles d’Hollywood)
S'ensuit un détournement amusant du Hamlet de Shakespeare. L’effet comique de la pièce revisitée permet de tourner en dérision le sérieux de l’œuvre originale de Shakespeare. J’ai ensuite largement survolé les scénarios, dont « Un chien andalou » qu’il me tarde plutôt de regarder à l'écran. J’ai donc préféré ses écrits à ses poésies, qui ne m’ont pas marquées par leur originalité. Il y a par contre, dans certaines des courtes nouvelles de Buñuel, un ressort narratif quasi fantastique qui me rappelle Edgar Allan Poe. Il y a pourtant des éléments poétiques brillants chez cet auteur qui semble avoir parfois trouvé la clé des songes. Mais je me suis pourtant souvent fait la remarque que je le préfère en tant que cinéaste, ce qui rend davantage justice à une poésie qui se veut picturale avant tout. Car Buñuel met en avant dans sa poésie des éléments graphiques qui héritent de la peinture de son époque, souvent avec des formes aussi simples que Magritte pourrait représenter. Je ne me suis pas tellement concentré sur la virtuosité de l'écriture, mais davantage sur la volonté de l'auteur de transmettre au lecteur un visuel frappant.