Petit Rouge

Ways of Seeing - John Berger

06/06/2024

TAGS: berger, hollis, essai, art

Our principal aim has been to start a process of questioning.

Vu par hasard en parcourant des images de design graphique, "Ways of seeing" est en apparence un bel ouvrage mis en page par Richard Hollis. L'auteur principal John Berger est un romancier et critique d'art anglais. Ce livre paru en 1972 est la transcription d'une émission diffusée sur la BBC. Son objectif est de remettre en perspective les détails implicites d'images qui trahissent l'idéologie d'une époque. L'ouvrage est divisé en sept sections: quatre essais et trois sélections de peintures que les auteurs nous laissent appréhender. En particulier sur la perception de la femme à travers des œuvres, images, photographies et publicités.

Seeing comes before words. The child looks and recognizes before it can speak.

Bien que les auteurs indiquent au lecteur de parcourir les sections dans n'importe quel ordre, le premier essai permet pourtant de présenter la méthodologie employée pour les trois suivants. Il contient un certain nombre de déclarations qui sont utiles à la compréhension des autres, comme par exemple celle-ci:

To look is an act of choice.

Ou, un peu plus loin, de définir le sujet de l'essai de la manière suivante:

In the sense in which we use the word in this book, all images are man-made. An image is a sight which has been recreated or reproduced.

Berger met en évidence le changement notable dans la perception visuelle avec l’apparition de la caméra photographique puis cinématographique. Ces avancées ont apporté de nouveaux points de vue qui bouleversent notre quotidien. La reproduction de l’œuvre picturale amène aussi à un changement de paradigme: l’œuvre originale n’est plus réservée à une élite. Et le premier essai s'achève par une mise en garde:

One of the aims of this essay has been to show that what is really at stake is much larger. A people or a class which is cut off from its own past is far less free to choose and to act as a people or class than one that has been able to situate itself in history. This is why - and this is the only reason why - the entire art of the past has now become a political issue.

Berger apporte donc une conclusion politique d'une grande finesse dans le propos et le développement du premier essai, fortement inspiré par le travail de Walter Benjamin (que l’auteur crédite pour finir). Je n'avais pas anticipé celle-ci: l'évolution de notre perception visuelle semble avoir toujours été façonnée par une classe dominante, qui aura tout au long des siècles eu la mainmise sur les images que nous observons. Ce qui me rappelle un des essais d'Orwell où il déclare que chaque forme d'art n'est que propagande. Berger reviendra sur cette idée dans le dernier essai.

Le troisième essai s'intéresse plus spécifiquement à la perception de la femme, dans l'art en particulier. Compte tenu de l'année de parution de l'ouvrage, cet essai est presque avant-gardiste tellement il anticipe le concept de "male gaze" (regard masculin), qui n'aura été formalisé sous ce nom qu'en 1975 par Laura Mulvey. Berger y dénonce le patriarcat comme un héritage judéo-chrétien et remarque que la perception de la femme apparaît différemment dans les formes d’art d’autres cultures (perses, africaines ou précolombiennes). La représentation de la nudité est, dans celles-ci, plus bilatérale que dans l’art classique inspiré par la Bible et la genèse.

[…] men act and women appear. Men look at women. Women watch themselves being looked at. This determines not only most relations between men and women but also the relation of women to themselves. The surveyor of woman in herself is male: the surveyed female. Thus she turns herself into an object - and most particularly an object of vision: a sight.

La femme est donc quasi exclusivement perçue comme un objet de désir. La représentation de la femme dans l'art est très largement destinée aux yeux lubriques de l’homme.

On the one hand the individualism of the artist, the thinker, the patron, the owner: on the other hand, the person who is the object of their activities - the woman - treated as a thing or an abstraction.

Le cinquième essai est une leçon de critique d’art et d’appréciation artistique. À partir de quelques explications de tableaux, Berger en dit long sur la société passée et contemporaine. Il étudie la représentation ostentatoire du statut social de la classe dominante. Mais sur celui-ci, j’ai plutôt eu du mal à le suivre, et le sujet m’a un peu moins intéressé que les autres. Le septième et dernier essai s'attarde davantage sur le rôle de la publicité. Présentée comme une preuve de liberté dans nos sociétés, Berger nous amène à repenser l'illusion de choix qu'elle apporte.

Publicity is usually explained and justified as a competitive medium which ultimately benefits the public (the consumer) and the most efficient manufacturers - and thus the national economy. It is closely related to certain ideas about freedom: freedom of choice for the purchaser: freedom of enterprise for the manufacturer. The great hoardings and the publicity neons of the cities of capitalism are the immediate visible sign of 'The Free World".

Pour Berger, la publicité nous propose systématiquement de nous transformer en achetant quelque chose. C’est le processus qui permet de fabriquer le « glamour », l’envie, le désir. Les publicitaires ont d’ailleurs très bien compris comment incorporer l’art en elle, pour assurer du prestige et un vernis culturel aux marchandises: un héritage. Le but sous-jacent est de créer une insatisfaction au spectateur sur sa vie présente. C'est en cela que, selon Berger, la publicité fait appel au passé pour proposer un futur, en mettant en évidence le manque de sa vie présente. La pub fait extensivement appel à la sexualité pour y parvenir. Et on en arrive un peu plus loin à la conclusion politique:

Publicity turns consumption into a substitute for democracy. The choice of what one eats (or wears or drives) takes the place of significant political choice. Publicity helps to mask and compensate for all that is undemocratic within society. And it also masks what is happening in the rest of the world.

Plus loin et pour finir:

Publicity is the life of this culture - in so far as without publicity capitalism could not survive - and at the same time publicity is its dream. Capitalism survives by forcing the majority, whom it exploits, to define their own interests as narrowly as possible. This was once achieved by extensive deprivation. Today in the developed countries it is being achieved by imposing a false standard of what is and what is not desirable.

J'ai été conquis par cette collection d'essais, qui sont non seulement très bien présentés d'un point de vue graphique, mais aussi d'une grande finesse dans l'articulation des thèses des auteurs. L'engagement de ceux-ci est discret mais très bien argumenté. Ils nous invitent pour finir, à continuer le travail par nous-même. Les quelques pages vides appellent le lecteur à rajouter sa "manière de voir" à cette collection.