Livre dédié « à tout ceux qui préfèreraient être utiles à quelque chose ». L’auteur s’interroge dans la préface:
Peut-on imaginer plus démoralisant qu'une vie où l'on se réveille cinq jours sur sept pour aller accomplir une tâche dont on estime secrètement qu'elle n'a aucune raison d'être, qu'elle n'est qu'un gaspillage de temps et de ressources, voire qu'elle est nuisible ? Notre société ne devrait-elle pas en ressentir une terrible blessure psychique ?
Graeber part d’un article d’août 2013 pour le magazine Strike ! intitulé « Le phénomène des jobs à la con ». Cet article a eu un franc succès et a été largement relayé, traduit et commenté dans les médias, ce qui a amené l'auteur à développer le sujet de manière plus complète dans cet essai. Le constat est simple: dans un système capitaliste censé optimiser le travail et réduire les coûts, c'est tout l'inverse qui se produit. Les commentaires abondants témoignent pour une grande part d'une réelle perte de sens dans le travail.
C'est comme si quelqu'un s'amusait à inventer des emplois inutiles dans le seul but de nous garder tous occupés. Et là réside tout le mystère. Dans un système capitaliste, c'est précisément ce qui est censé ne pas se produire.
L’explication tient en cette simple phrase:
La classe dirigeante a compris qu'une population heureuse, productive et jouissant de temps libre est un danger mortel.
Graeber élude rapidement le complot. Cela tient aussi d'un système qui est en surchauffe d'un point de vue écologique: il est en surrégime et l'injonction à la croissance explique pour beaucoup la situation actuelle sur le plan du travail. Et de manière plus insidieuse, l'auteur remarque que les politiques économiques néolibérales s'attaquent le plus souvent aux travailleurs ayant une fonction utile pour la société (enseignants, ouvriers, etc...), pendant qu'une frange importante des salariés ,dont la fonction est remise en question, se tournent les pouces et échappent à l'injuste pression sociale.
De manière encore plus perverse, on dirait qu'il règne un large consensus pour juger cette situation tout à fait satisfaisante. C'est l'une des forces secrètes du populisme de droite. On le voit par exemple lorsque les tabloïds se déchaînent contre les cheminots qui paralysent le métro londonien pendant des négociations conflictuelles. Le fait que ces travailleurs puissent mettre la ville à l'arrêt montre que leur travail est indispensable, et c'est précisément ce qui semble poser un problème. Aux États-Unis, le Parti républicain a ainsi réussi à dresser la population contre les enseignants et les ouvriers de l'automobile (et non pas, soulignons-le, contre les administrateurs scolaires ou les cadres de l'industrie automobile, qui étaient pourtant à la source même des difficultés) sous prétexte qu'ils bénéficieraient de salaires et d'avantages mirobolants.
Le travail utile avec une forte valeur sociale est mis sous pression alors que le travail futile prospère. Pour Graeber, le néolibéralisme est un projet politique avant d’être économique. Il remarque que malgré les échecs de ce modèle les dirigeants continuaient à reproduire les mêmes erreurs. L'obstination de la classe dirigeante à imposer aux travailleurs des directives qui ne marchent pas explique pourquoi Graeber attaque donc cet essai sous l'angle politique.
Nous sommes devenus une civilisation fondée sur le travail, mais pas le travail «productif»: le travail comme fin et sens en soi.
L'anthropologue élabore une définition de ce qu'est un "job à la con". Cela lui permet de décrire le phénomène avant de s'attaquer aux raisons de cet état de fait.
Définition finale et opérationnelle: Un job à la con est une forme d'emploi rémunéré qui est si totalement inutile, superflue ou néfaste que même le salarié ne parvient pas à justifier son existence, bien qu'il se sente obligé, pour honorer les termes de son contrat, de faire croire qu'il n'en est rien.
Il fait une distinction importante entre un job à la con et un job de merde. Il en explique les raisons ainsi:
Les gens qui ont des jobs de merde sont souvent traités de façon indigne; non contents de se tuer à la tâche, ils sont, par-dessus le marché, tenus en piètre estime pour cette raison même. Mais ils savent qu'ils font quelque chose d'utile. Les gens qui ont des jobs à la con, eux, sont auréolés d'honneur et de prestige; ils sont respectés en tant que professionnels, bien payés, admirés, passent pour des personnes qui ont réussi et qui peuvent en être fières. Pourtant, au fond d'eux-mêmes, ils sentent qu'ils sont loin d'avoir réussi quoi que ce soit; ils n'ont rien fait pour mériter les joujoux avec lesquels ils remplissent leur vie de consommateurs gâtés; ils soupçonnent que tout cela ne repose que sur un énorme mensonge - et, de fait, c'est le cas.
Cela m’a évidemment beaucoup parlé: j’ai moi-même fait des jobs à la con. Graeber vise juste: il sait que la civilisation a pris un tournant dans le mauvais sens. Et comme il le mentionne, son travail est de rendre intelligible quelque chose que l'on sait intimement, mais que l'on a pas forcément verbalisé. L'auteur nous aide à prendre conscience de la situation dans laquelle beaucoup d'entre nous se retrouvent. Cet ouvrage fait suite son étude sur la bureaucratie. La segmentation a induit une création de postes absurdes qui font du travailleur un rouage dans une machinerie qui l'est tout autant.
Cet ouvrage se veut collaboratif: Graeber a reçu un nombre important de témoignages. Il en a fait une base de données pour appuyer sa thèse. Il énumère et recense grâce à celle-ci les types de jobs à la con: les larbins, les porte-flingue, les rafistoleurs, les cocheurs de cases et les petits chefs.
Je ruminais pendant des heures, pestais contre ce job à la con à la portée de n'importe quel robot, trépignais d'impatience à l'idée de voir un jour triompher le communisme intégral et me torturais les méninges pour imaginer des alternatives à ce système qui condamne des millions d'êtres humains à ce genre de boulot à vie. (Patrick)
Les témoignages sont souvent très drôles, malgré un certain désespoir ressenti chez les intervenants. Comme celui cité précédemment. Mais on ressent très bien l’aliénation du travail absurde. Graeber nous explique en quoi ce vide a des conséquences néfastes sur notre psyché, jusqu’à en provoquer une baisse de l’estime de soi. Le travail inutile n’est évidemment pas valorisant. Le salarié reçoit l’injonction de « faire semblant » de travailler par ses supérieurs. Ce qui l’amène aussi à se trahir sur le plan personnel.
Sur toute la planète, les économies sont devenues de gigantesques machines à produire du vent. Comment en sommes-nous arrivés là, de surcroît au milieu d'une indifférence quasi générale? Je pense que, si cette évolution a été peu étudiée, c'est parce qu'elle incarne précisément ce qui est censé ne pas se produire dans notre système économique actuel.
Cet essor des jobs à la con est porté par le secteur grandissant de l’information, qui induit la création d’une valeur immatérielle. Si ces jobs sont des arnaques, qui arnaque qui ? L’arnaqueur ultime pour Graber est le capitalisme financier, qui voit pléthore de créations de jobs à la con. L’administratif, notamment dans le secteur éducatif, amène lui aussi sont lot de jobs à la con. Ceux-ci ont augmenté plus vite que ceux des enseignants. Graeber tire notamment à boulet rouge sur l'industrie financière, qui est la matrice de tous les jobs à la con:
Quant à ce qu’on appelle « la finance », cela ne désigne rien d’autre que l’ensemble des opérations consistant à s’échanger les dettes d’autres personnes – des dettes qu’il faut naturellement rembourser, sous peine de devoir en répondre devant les tribunaux.
Graber effectue une remise en question fondamentale du système actuel, qui fait la nique à tous les anticapitalistes qui semblent être en retard d'une guerre:
Dans la mesure où l'existence des jobs à la con paraît défier la logique du capitalisme, il y a peut-être une explication élémentaire à leur prolifération: le système actuel n'est pas le capitalisme.
L'auteur émet aussi la thèse que les jobs utiles sont moins bien rémunérés que les jobs inutiles. Dans la section relative à la valeur, il cite de nombreuses références qui vont dans ce sens. Il évoque de nouveau les jobs dans la finance qui ont même des effets destructeurs et négatifs en terme de création de valeur. D’où vient la valeur ? Graeber se voit expliquer les fondements du travail pour y répondre. Il y a un changement de paradigme dans la perception populaire: à partir du XIXe siècle les capitalistes sont considérés comme les producteurs de richesse, et non les travailleurs. Il est intéressant de noter que malgré ce changement de paradigme, l’histoire du travail est toujours marqué par un mépris de classe, et des pauvres en particulier. Il y a pour les riches un instinct de survie pour la race en laissant les pauvres travailler à leur place. Le travail est dès lors resté essentiellement patriarcal: la femme qui reste au foyer, malgré toute l’énergie qu’elle déploie à la tenue d’une maison et l’éducation des enfants, n’est pas considérée comme créatrice de richesse. Graeber veut avec cet exemple précis, nous montrer que de nombreuses activités ne sont pas considérées comme du travail véritable.
Nous refusons de voir que le travail ouvrier, qu'il soit accompli par des hommes ou par des femmes, consiste moins souvent à taper au marteau, tailler la pierre, soulever de lourdes charges ou moissonner les champs qu'en des tâches typiquement féminines à nos yeux: s'occuper de ses semblables, tenter de répondre à leurs demandes et à leurs besoins, expliquer, rassurer, anticiper les désirs ou les pensées de ses supérieurs, mais aussi tout ce qui concerne le soin, la surveillance et l'entretien apportés aux plantes, aux animaux, aux machines ou à d'autres objets.
Graeber nomme ce type de travail le « travail aidant ». Jugé plus « féminin » il n’est pas considéré sérieusement à côté du travail « productif ». J’ai apprécié cet éclaircissement féministe de la part de l’auteur. Ce qu’il y a d’exceptionnel chez Graeber, c’est qu’il nous fait sentir qu’un autre monde est possible. Que le changement de paradigme est possible et à portée de main. Il nous explique néanmoins pourquoi il est pourtant si difficile de le faire:
J'ai pris conscience d'une chose: s'il nous est si difficile de créer une société différente, basée sur un corpus de règles différent, c'est justement parce que nous admettons cela - le fait que le travail, dans une très large mesure, n'est pas productif à strictement parler, mais relève plutôt du soin, et que même les tâches en apparence les plus impersonnelles impliquent toujours une dimension aidante. Nous avons beau ne pas aimer le monde tel qu'il est, la majorité de nos actions, productives ou autres, visent à faire le bien d'autrui - en général, de personnes précises. Nos actions sont imbriquées dans des relations de soin. Le problème, c'est que la plupart de ces relations supposent un monde plus ou moins inchangé à long terme.
C’est une mutation profonde de notre psyché qu'il faut donc opérer. Graeber replace l’idée d’une réévaluation du travail en considérant le soin, travail aidant, plus sérieusement pour donner du sens à nos actions:
En d'autres termes, l'amour que l'on porte à tout autre que soi - personnes, animaux, paysages naturels - exige souvent la sauvegarde de structures institutionnelles que l'on exècre peut-être par ailleurs.
C’est pour cela que le travail reste ancré aujourd’hui et que l’on accepte de jouer le jeu des jobs à la con.
[…] les travailleurs tirent leur dignité et leur amour-propre du fait même qu'ils détestent leur boulot.
Graeber résume le travail contemporain ainsi:
L'une des raisons de la prolifération des jobs à la con tient à cette féodalité managériale si particulière qui s'est imposée dans les pays riches, puis dans toutes les économies de la planète. Ces jobs génèrent une grande souffrance, car la source fondamentale du bonheur humain est le sentiment d'avoir un effet sur le monde, ce que beaucoup expriment en termes de «valeur sociale». Or la plupart des travailleurs ont compris qu'il existe une relation inversement proportionnelle entre la valeur sociale d'un emploi et le salaire qu'il est susceptible de procurer.
Il cite Orwell pour ouvrir le dernier chapitre sur les conséquences politiques des jobs à la con:
Je crois que cette volonté inavouée de perpétuer l'accomplissement de tâches inutiles repose simplement, en dernier ressort, sur la peur de la foule. La populace, pense-t-on sans le dire, est composée d'animaux d'une espèce si vile qu'ils pourraient devenir dangereux si on les laissait inoccupés. (George Orwell, Dans la dèche à Paris et à Londres)
Il y a donc derrière la prolifération des jobs à la con une volonté de maintenir l’ordre établi, malgré une certaine jalousie morale des gens d’en haut envers les travailleurs authentiques. Graeber achève l'essai avec quelques propositions pour désamorcer cette situation catastrophique, sans trop verser dans le politique. Il se refuse ici, en bon anarchiste, à proposer au lecteur un discours sur ce qu’il faut faire mais uniquement d'exposer le problème (qui est selon lui pas abordé d’un point de vue académique). Mais il aborde quand même le sujet du revenu universel de base. En invoquant des œuvres de science-fiction pour imaginer un futur robotisé, il en arrive à la conclusion que le travail aidant ne peut être automatisé. Même s’il ne pouvait pas encore complètement imaginer l’IA comme révolution technologique future.
C'est donc une incroyable leçon d’histoire, de sociologie et de remise en contexte de la catastrophe actuelle, via une analyse comparée avec des siècles de développement humain. J'ai par contre été un peu surpris par la méthodologie de Graeber: je me suis posé la question de la pertinence du jeu de données. Il a très bien pu retenir que les cas les plus extrêmes. Mais il a eu la transparence de la détailler néanmoins.
L’édition semblait jolie, mais il y avait pourtant de gros défauts de mise en page de la part de la maison LLL (Les liens qui libèrent). Dommage... Reste que cet ouvrage est absolument essentiel: j'en suis parfois tombé des nues. Graeber est devenu en quelques lectures mon héros absolu. Il remet complètement en perspective le combat "anticapitaliste", et sa mort précoce laisse un vide qu'il sera bien difficile à combler...