Petit Rouge

Éloge de l'ombre - Junichirô Tanizaki

23/03/2024

TAGS: tanizaki, essai

Livre qui m'a été recommandé depuis longtemps. "Éloge de l'ombre" est, selon son traducteur René Sieffert, une réflexion sur la conception japonaise du beau. Ce court texte de 1933 mérite donc une lecture, qui je l'espère sera instructive. Mon premier réflexe en tant qu'occidental a été de me dire: "la tradition mène au fascisme, le progrès amène la paix". Mais je sais que c'est un biais à écarter. La tradition japonaise présentée par Tanizaki est essentiellement une esthétique qui vise l'harmonie générale (et en particulier avec la nature: c'est en cela que je comprends Miyazaki). Le côté rétrograde de certaines habitudes, en tant qu'occidental contaminé à la religion du progrès, les associe à un manque d'ouverture qui mène à la xénophobie. En réalité, la simplicité du modèle japonais fait sens: le progrès dans son sens global (technique, humaniste, etc..) est essentiellement un leurre qui nous a conduit à chercher toujours plus de croissance, ce qui nous amène aujourd'hui au bord de l'implosion d'un point de vue écologique et social. Je crois néanmoins avoir identifié rapidement et refoulé ce biais, ce qui me permet après avoir lu récemment Simon Leys, d'accueillir plus facilement ce schéma de pensée si intrigant et différent du notre. On croit connaître le Japon parce que l'on a accueilli la culture japonaise à bras ouvert (cinéma, manga, etc...) depuis un long moment maintenant. Mais ce pays et sa mentalité restent insondables au plus grand nombre. Moi compris.

Il y a dans cette tradition japonaise un refus de la modernité et de l’évolution technique issues de l’occident. Tanizaki parle de « génie national » qui serait en cela mis à mal. L'auteur met donc en opposition l'occident et l'orient, qui seraient respectivement l'ombre et la lumière. Il s'agit bien d'une dualité et non pas d'une complémentarité. On ressent la nostalgie d’une époque d’avant l’influence occidentale:

Dans l'art oratoire, nous évitons les éclats de voix, nous cultivons l'ellipse, et surtout nous attachons une importance extrême aux pauses; or, dans la reproduction mécanique du discours, la pause est totalement détruite. Et c'est ainsi que, pour avoir accueilli ces appareils, nous avons été amenés à dénaturer nos arts. Tandis que les Occidentaux, s'agissant par principe d'appareils inventés et mis au point par eux et pour eux, les ont évidemment dès le départ adaptés à leur propre expression artistique. On peut estimer que, de ce simple fait, nous avons subi de réels dommages.

Tanizaki est attentif aux moindres détails, parfois insignifiants à mes yeux (la couleur sombre de la sauce soja, de la vaisselle, etc…). J'avoue ne pas avoir été très réceptif à ces détails. Et en effet, nos vies survoltées sont très loin du zen japonais (que l'on s'imagine peut-être aussi à tort). L'opposition permet à Tanizaki de mettre en évidence l'attrait de l'occident pour ce qui brille, ce qui est clinquant, dans tous les sens du terme.

Mais ce que l'on appelle le beau n'est d'ordinaire qu'une sublimation des réalités de la vie, et c'est ainsi que nos ancêtres, contraints à demeurer bon gré mal gré dans des chambres obscures, découvrirent un jour le beau au sein de l'ombre, et bientôt ils en vinrent à se servir de l'ombre en vue d'obtenir des effets esthétiques.

L’ombre est une « énigme » pour l’occidental. Mais ce texte m'a souvent déçu: cette esthétique me semble trop disciplinaire. Je ne sais pas exactement comment Tanizaki en arrive à aborder son attrait pour le masculinisme militaire, qui me semble être une coquetterie douteuse. On retrouve bien cette nostalgie propre à l’extrême droite, dans laquelle s'engouffrent les idéologues fascisants, présents et actuels. Cela n'a guère changé depuis les années 30. Je relève cette citation:

À ce point de mes réflexions, j'essaie de m'imaginer, et cette idée me fascine, la fière allure, comparée à la nôtre, de ces Japonais d'autrefois, et singulièrement des hommes de guerre qui portaient les somptueux costumes de l'époque des guerres civiles ou de Momoyama. Le nô en vérité montre dans sa forme la plus haute la beauté des hommes de notre race; combien imposante et majestueuse devait être la démarche de ces vétérans des antiques champs de bataille lorsque, avec leurs visages burinés par le vent et la pluie, tout noirs avec les pommettes saillantes, ils revêtaient ces capes, ces robes d'apparat, ces costumes de cérémonie de semblables couleurs, ruisselants de lumière.

La beauté étant subjective, je ne me suis pas trop laissé séduire par le parti pris de l'auteur. Mais sa réflexion un peu vieillotte permet de mettre en évidence quelques caractéristiques qui me parlent davantage. Les orientaux acceptent la nature telle qu’elle est. Les occidentaux cherchent toujours plus. Cela n'est en effet pas inintéressant de le relever à l’heure où la décroissance serait la bienvenue:

Les Occidentaux par contre, toujours à l'affût du progrès, s'agitent sans cesse à la poursuite d'un état meilleur que le présent. Toujours à la recherche d'une clarté plus vive, ils se sont évertués, passant de la bougie à la lampe à pétrole, du pétrole au bec de gaz, du gaz à l'éclairage électrique, à traquer le moindre recoin, l'ultime refuge de l'ombre.

Tanizaki sait « l’intoxication » de l’Orient par l’Occident inévitable. Il conclut son essai en professant sa volonté de transcrire l’obscurité si japonaise dans ses écrits, tout en sachant que l'invasion a déjà commencé.

Je crois que c'est seulement (et j'en ai un peu honte) ma deuxième lecture de littérature japonaise. J'avais lu "Mort en été" de Mishima parce qu'adolescent j'écoutais ce groupe de dark folk douteux Death in June, dont le leader Douglas Pierce disait s'inspirer de cet auteur (en plus de Jean Genet). Ce groupe homosexuel semblait puiser dans l'imagerie fasciste (Totenkopf, admiration pour Ernst Röhm, style parfois militaire, runes et symboles païens et nordiques, etc...) et épouser une tradition qui me dégoûte profondément aujourd'hui. Mishima est probablement un peu à part dans le paysage littéraire japonais, même s'il souhaitait un retour à la grande Tradition japonaise, militaire et culturelle. J'y ai entraperçu chez Tanizaki quelques unes de ces caractéristiques. Cette lecture n'était pas complètement inintéressante, mais je n'étais en tout cas pas convaincu par sa thèse.