Petit Rouge

Le Bonheur des petits poissons - Simon Leys

14/03/2024

TAGS: leys, essai, litterature

Sous-titré « Lettres des antipodes ». Je retrouve Leys dans une collection de chroniques littéraires écrites depuis l’Australie et parues dans diverses revues. Ces courtes leçons d'écriture prennent généralement pour point de départ la littérature, mais font aussi appel aux arts en général ou à la philosophie pour permettre à l'auteur de développer sa pensée. Il y a chez lui une droiture morale qui tient beaucoup à son esprit critique très affuté. Ça démarre fort, et quasiment toutes ses phrases pourraient être citées:

[…] l'honnête homme ne se laisse pas impressionner par la signature au bas de l'œuvre, mais seulement par la qualité de l'œuvre elle-même.

Plus loin:

Adolescent, on s'éprend pêle-mêle de chefs-d'œuvre et de fausses valeurs. L'âge venant, il se fait un tri, et l'on découvre progressivement les merveilles plus profondes et plus secrètes que l'on avait tout d'abord ignorées.

Cela m’a évidemment beaucoup parlé. J’ai passé beaucoup de temps et d’énergie à lire des soit disant chefs-d’œuvre, dont un certain nombre sont tombés de leur piédestal depuis. L'érudition de Leys n'est jamais fortuite, et donne régulièrement envie de s'intéresser à ses sujets de prédilection. En particulier la Chine, dont la culture semble selon lui être largement occultée par l'Occident. Sa maîtrise du sujet lui permet d'en déceler les différences et complémentarités. Ce qui, au sujet de la peinture, lui permet de constater ceci:

Les Chinois considèrent que « peindre est surtout difficile avant de peindre », car « l'idée doit précéder le pinceau ». Aussi, la notion que la peinture est « cosa mentale » a-t-elle toujours été évidente pour eux. En Occident, c'est au contraire la définition de Jackson Pollock, « painting is something physical», qui semble avoir plus généralement prédominé.

Leys propose un autre regard sur la culture en général. Son émerveillement quant à la vastité de celle-ci lui permet de mettre en relief d'autres manières de penser. L'ensemble des chroniques du recueil est un prétexte pour défendre l'art en général, en relevant son importance intrinsèque dans un monde qui ne semble plus considérer sa pertinence pour sa compréhension. Il y défend de plus l'activité créatrice, qui bien qu'éprouvante, est le moyen le plus accessible d'accéder à la transcendance:

Rainer Maria Rilke demanda un jour à Lou Andreas-Salomé de le psychanalyser. Elle refusa, lui expliquant : « Si l'analyse réussissait, vous risqueriez de ne plus pouvoir écrire des poèmes. »

L’activité créatrice pourrait donc être associée à une certaine folie. Mais peut-être est-ce l’inverse ? L’art peut aussi être perçu comme le moyen d’évasion ultime pour échapper à la réalité, à la fois pour le créateur ou le spectateur. Leys le justifie ainsi:

Ce que je voulais souligner est simplement ceci : notre équilibre intérieur est toujours précaire et menacé, car nous sommes constamment en butte aux épreuves et agressions de la réalité quotidienne; l'issue des luttes de l'existence demeure à jamais incertaine, et finalement c'est peut-être un personnage de Mario Vargas Llosa qui a donné la meilleure description de notre commune condition: « La vie est une tornade de merde, dans laquelle l'art est notre seul parapluie. »

J'ai passé beaucoup de temps à relever au cours de cette lecture des citations pertinentes qui me semblent tellement justes dans leurs affirmations. Leys n'hésite d'ailleurs pas à citer ses sources, ce qui est très appréciable. Il relève par exemple celle-ci:

« L'art de ne pas lire est très important. Il consiste à ne pas s'intéresser à tout ce qui attire l'attention du grand public à un moment donné. Quand tout le monde parle d'un certain ouvrage, rappelez-vous que quiconque écrit pour les imbéciles ne manquera jamais de lecteurs. Pour lire de bons livres, la condition préalable est de ne pas perdre son temps à en lire de mauvais, car la vie est courte. » (Schopenhauer)

Et on comprend par là-même comment Leys a compris le danger totalitaire maoïste (et plus généralement encore): il doit son discernement à une observation, une curiosité et une prise de recul qui lui permet de prendre de la hauteur d'un point de vue moral sur les attitudes humaines. Je m'étais parfois censuré sur ce mot même: la morale semble être une grossièreté aujourd'hui, un reliquat d'un certain conservatisme, associée à une droiture d'esprit ou discipline qui est forcément suspecte. L'auteur prend le contrepied total du zeitgeist contemporain en affirmant que la morale est le garant de l'esprit critique, qui permet notamment de débusquer la bêtise du totalitarisme. On comprend derrière cela l'influence majeure d'Orwell sur le développement de Leys. Il justifie une certaine idée de l'esthétisme ainsi:

Plus que la beauté artistique, la beauté morale semble avoir le don d'exaspérer notre triste espèce. Le besoin de tout rabaisser à notre misérable niveau, de souiller, moquer, et dégrader tout ce qui nous domine de sa splendeur est probablement l'un des traits les plus désolants de la nature humaine.

J'ai pourtant parfois été surpris par son indulgence pour Sartre ou Gide, qui me semblent être des auteurs impossible à défendre aujourd'hui. Leys flirte avec la pédanterie, mais il ne franchit jamais la ligne jaune et c'est de toute manière tellement bien écrit, avec un enthousiasme tellement communicatif, que je le lis avec plaisir. Surtout qu’il a un formidable sens de la pédagogie: c'est un excellent médiateur: il remet en contexte, il démolit parfois les idoles, les recadrent. Il rend humains les génies, ce qui lui permet toujours de ne pas se laisser impressionner par l'aura de ceux-ci. Il y parvient à l’aide d’anecdotes à leur sujet, parfois saugrenues. En relevant des détails les plus insignifiants, Leys réussit à passionner et en dit plus sur la condition humaine en quelques pages qu’un traité interminable. Ce point mérite d'être martelé: Leys juge que « le succès est vulgaire ». L’humilité d’un auteur qui ne s’est pas battu pour être visible dans les médias ou pour participer aux mondanités le rend à mon sens légitime. C'est un écrivain aussi discret qu’important, capable d'une prise de recul incroyable.

Aujourd'hui, par un paradoxe ironique, le Lumpen-proletariat est condamné aux loisirs forcés d'un chômage chronique et dégradant, cependant que les membres de l'élite éduquée, dont les professions libérales ont été transformées en démentes machines à faire de l'argent, se condamnent eux-mêmes à l'esclavage d'un travail accablant qui se poursuit jour et nuit, sans relâche - jusqu'à ce qu'ils crèvent à la tâche, comme des bêtes de somme écrasées sous leur fardeau.

Leys débusque les paradoxes contemporain et appelle le lecteur à assumer sa paresse à une époque où la productivité est le mètre étalon. Son éloge de la paresse, qui rappelle Paul Lafargue, lui permet de mettre en évidence l'insatisfaction qui s'installe quand on a rien à faire, et qui est égale à celle des personnes qui se trouvent trop occupées.

(Rappelez-vous par exemple, dans La Fille aux yeux d'or, après que le jeune de Marsay réussit finalement à obtenir les faveurs de la mystérieuse et insaisissable « fille aux yeux d'or », au terme d'une enivrante nuit de passion, il quitte au petit matin la demeure de la belle et, une fois dans la rue, il allume un cigare ; il en exhale une longue bouffée et soupire : « Voilà au moins ce dont un homme ne se lassera jamais ! »)

Il y a parfois une misogynie dans l’art que Leys valide de manière feutrée. Cela me fait rire et je ne devrais pas. Non dénués d'humour, ses écrits sont pourtant profonds et indispensables pour notre autodéfense intellectuelle. Leys arrive à trouver un équilibre entre légèreté et sérieux. Il nous rappelle le but de son œuvre avec cette citation:

J'aurais peur pour l'avenir de la démocratie si les gens cessaient de lire. (Harold Bloom)

Leys justifie en effet pleinement l’utilité de ses écrits et réflexions sur la littérature. En particulier l'exercice romanesque, mal considéré par rapport aux essais, mais qui peuvent nous apprendre tant sur la vie en nous amenant à exercer notre imagination. Elle lui apparait indispensable pour la recherche de vérité. Ce qui est contre-intuitif et va à l'encontre du sens commun, là où l'on supposerait pouvoir y parvenir de manière très factuelle.

L'incapacité occidentale à comprendre la réalité soviétique et toutes ses variantes asiatiques n'était pas due à un manque d'information (celle-ci fut toujours abondante) : ce fut un manque d'imagination.

Ces écrits ressemblent parfois à des dissertations. Je l'ai déjà dit, mais ce sont de véritables de leçons de style. Malgré l'abondance des références, on voit clairement où il veut nous emmener. Il y a une cohérence dans le développement des thèmes étudiés. Ces textes très courts, extrêmement bien écrits et instructifs, font de Leys le garant ultime de l'esprit critique. Décédé en 2014 à Sydney, cet auteur discret manque cruellement à une société qui s'enfonce dans la xénophobie. Une telle lecture, pourtant très accessible, mériterait d'être revisitée en ces temps troubles...