Ils ont tué l’ours !
Il m'a toujours semblé très difficile de produire une bande dessinée sur la Première Guerre mondiale après Tardi, qui a traité le sujet de manière si approfondie et brillante qu'il laisse peu de place à d'autres auteurs pour s'exprimer. Cependant, Rochette aborde le sujet sous un angle si particulier que cette bande dessinée mérite sa place dans le genre. D'ailleurs, il ne se limite pas uniquement à la guerre : il est également largement question d'art, d'amour et de préservation de la nature. Nous allons y venir.
Qu'est-ce qu'il a à trembler comme ça, le gamin ?
Hier, il a vu un de son pays, un ardéchois, crever les tripes à l'air, coincé dans les barbelés. Il a dû lui mettre une balle dans la caboche pour ne plus l'entendre gueuler. Depuis, il n'arrête pas de chialer.
Édouard Roux est un poilu qui s'est fait salement défigurer pendant la Grande Guerre. Après celle-ci, il ne peut se promener publiquement qu'avec un sac sur la tête. Il croise la route d'un autre défiguré, qui lui indique l’échoppe d’une artiste fabriquant des masques pour les « gueules cassées ». Édouard lui demande un masque basée sur une statue grecque qu'elle a sculptée, un Kouros. Grâce à Jeanne, il revient à la vie et rencontre une bande d'artistes qui l'acceptent tel qu'il est et lui redonnent l'envie de vivre. N'ayant pas les moyens financiers de la rembourser pour le masque, Édouard l'invite dans les montagnes d'où il est originaire et lui fait découvrir la forêt et les cimes du Vercors. Il est issu d'une longue lignée de sorcières, capables de communiquer avec les animaux, et est ainsi le dernier gardien d'un lieu secret qui abrite une sculpture de la "dernière reine", une ourse qui inspirera Jeanne Sauvage à en faire une réplique dans son atelier d'artiste.
Et dans cinquante ans, tu verras, François, tout deviendra de l'art. De la pissotière à la canule, avec comme seul arbitre des élégances, le pognon. Les banquiers feront marcher les artistes à la baguette, comme les ours de foire.
Édouard rencontre Chaïm Soutine, peintre juif biélorusse émigré en France ayant réellement existé. C’est ce dernier qui finance la réalisation de la sculpture d’ourse de Jeanne, qui est devenue la compagne d’Édouard. Jeanne Sauvage réussit à la vendre via un mécène véreux qui l'arnaque en ne lui payant pas son dû. Jeanne, souffrant de tuberculose, décède et laisse Édouard désemparé. Ce dernier finit sur l’échafaud, accusé d’avoir tué un policier qui organisait une battue pour chasser la dernière ourse qu'il avait sauvée et cachée. Il réussit à la préserver en se sacrifiant.
Tant que dans la montagne régneront les ours, le soleil se lèvera le matin. Mais, au soir où mourra la dernière reine... Alors, ce sera le début du temps des ténèbres.
Rochette a un style bien à lui, avec des encrages généreux qui me rappellent certaines gravures que j'ai pu voir au musée. Son dessin me rappelle parfois celui de Franz. Bien que globalement très sombre dans sa palette de couleur, il contraste la grisaille de la ville avec la luminosité de la nature. Mais l'histoire ne laisse pourtant pas beaucoup de place à l'optimisme. Seule la nature apparait être le salut de l'être humain. Une nature détruite par la guerre et sa faune décimée par des siècles de battues pour éradiquer des animaux sauvages, les ours en particulier. Je suis resté assez perplexe devant cette ode à la nature qui frise l'extrémisme: seule celle-ci semble avoir droit de vie sur Terre. L'être humain semble trop néfaste pour elle, et il est de toute manière incapable de vivre en harmonie dans son habitat. Je trouve ce discours limite rétrograde. Il n'y a pas chez Rochette le message écologiste de Miyazaki, qui somme davantage l'être humain a retrouver une certaine harmonie avec la nature et non pas l'éradication complète de l'espèce humaine. Et même par rapport à la Grande Guerre, je trouve même Tardi plus optimiste, c'est dire ! Ce dernier n'est pourtant pas naïf sur l'être humain et son côté autodestructeur, mais la vie continue et son travail de mémoire appelle le lecteur à ne jamais oublier l'horreur absolue, probablement pour l'aider à devenir meilleur... Rochette quant à lui on ne sait pas trop... Il se perd dans des dénonciations qui ne me semblent ni structurées ni très cohérentes. Je n'ai donc pas vraiment adhéré au message de l'auteur. Je lui reconnais pourtant un certain talent graphique.