Petit Rouge

Catéchisme révolutionnaire - Michel Bakounine

13/01/2024

TAGS: bakounine, essai, anarchisme

Il n'existe qu'un seul dogme, qu'une seule loi, qu'une seule base morale pour les hommes, c'est la liberté. Respecter la liberté de son prochain, c'est le devoir ; l'aimer, l'aider, le servir, c'est la vertu.

On constate dès le départ que le style choisi par Bakounine pour l'écriture de ce court texte rappelle en effet les préceptes religieux issus d’un catéchisme. Cela pourrait être une offense de le mentionner, mais on le verra plus tard cela fait sens dans la logique contradictoire de l'auteur. Mais est-ce conscient de sa part ? Lui qui a écrit « Dieu et l’Etat » ? Je n'ai malheureusement plus aucun souvenir de cette lecture de jeunesse. Malgré cette antinomie, il y a l’aveu initial rassurant qui m’avait percuté chez Graeber, à savoir la conscience de l’irréalisme d’une construction idéologique pour l'établissement d'une organisation anarchiste:

Il est impossible de déterminer une norme concrète, universelle et obligatoire pour le développement ultérieur et pour l'organisation politique des nations ; l'existence de chacune étant subordonnée à une foule de conditions historiques, géographiques, économiques différentes et qui ne permettront jamais d'établir un modèle d'organisation, également bon et acceptable pour toutes. Une telle entreprise, absolument dénuée d'utilité pratique, porterait d'ailleurs atteinte à la richesse et à la spontanéité de la vie qui se plaît dans la diversité infinie et, ce qui plus est, serait contraire au principe même de la liberté.

Car cet aveu d’utopie est un leurre qui n'est pas censé empêcher l’établissement de sociétés égalitaires. Bakounine énumère des conditions nécessaires pour y parvenir: abolition de la religion d’état, des monarchies et républiques, des classes, rangs et privilèges et bien sûr de l’état.

Pourtant la société ne doit point rester complètement désarmée contre les individus parasites, malfaisants et nuisibles. Le travail devant être la base de tous les droits politiques, la société, comme une province, ou nation, chacune dans sa circonscription respective, pourra en priver [de ces droits] tous les individus majeurs qui n'étant ni invalides, ni malades, ni vieillards, vivront aux frais de la charité publique ou privée, avec l'obligation de les leur restituer aussitôt qu'ils recommenceront à vivre de leur propre travail.

Logique ! Et en même temps ces choix de mots douteux… Et, plus loin, je relève un autre paragraphe spécieux:

Retombé ainsi sous la loi naturelle œil pour œil, dent pour dent, au moins sur le terrain occupé par cette société, le réfractaire pourra être pillé, maltraité, même tué sans que celle-ci s'en inquiète. Chacun pourra s'en défaire comme d'une bête malfaisante, jamais pourtant l'asservir ni l'employer comme esclave.

Un individu peut-il priver un autre de sa liberté de vivre ? Bakounine commence à cet instant précis à me fait peur, même s’il retombe souvent sur ses pattes dans son exposé. Il commence régulièrement ses paragraphes par une énormité, mais les terminent d'une manière plus rassurante. Il y a, en plus de ces maladresses, des éléments qui me semblent réellement contradictoires dans son discours. Cela en est inquiétant. D’ailleurs son préfacier achève la présentation de ce court texte ainsi:

Relire Bakounine aujourd'hui, c'est retrouver la fraîcheur d'un élan révolutionnaire sans véritable esprit de système, un peu brouillon certes, mais résolument libertaire. (Alexandre Lacroix)

Et j'en arrive à la contradiction principale de Bakounine: il prône l'abolition de l’état mais pour proposer l'établissement d’un parlement national qui en établira le code libertaire. C'est à partir de cet instant que j'ai commencé à douter de lui. Il y a en effet cet élan libertaire mentionné par Lacroix dans son introduction, mais dans une forme-proto anarchiste un peu naïve, qui ne semble pas complètement être débarrassée de ce travers tellement humain qui consiste à imposer sa révolution aux autres. Même si Bakounine s'en défend.

Il est probable et est fort désirable que, lorsque l'heure de la grande révolution aura de nouveau sonné, toutes les nations qui suivront la lumière de l'émancipation populaire se donnent la main pour une alliance constante et intime contre la coalition des pays qui se mettront sous les ordres de la réaction.

Il y a ce fantasme révolutionnaire d’un grand soir, d’un embrasement qui serait initié par un groupe de personnes aux idées bien établies. Ces révolutionnaires qui œuvrent dans le grand secret (ce qui a été le cas de Bakounine), dans l'attente d'un effet boule de neige me semblent inconsistants. Le terme "lumière" est complètement religieux, et ne me rassure guère: j'y vois comme souvent chez les anarchistes le souhait de remplacer une foi par une autre. De plus, à force d’ériger des règles, Bakounine ne semble pas pouvoir complètement dépasser le dogme, bien que souhaitant établir le temps de la liberté de tous et pour tous. Cela ne semble pas s’appliquer pour lui. Il y a cet égalitarisme qui est terni par sa bêtise: les théoriciens de l’anarchisme m'agacent au plus haut point quand ils invoquent leurs interlocuteurs de se conformer à des règles. Graeber est déjà bien plus pédagogue lorsqu’il rapporte des exemples concrets observés de manière anthropologique: il expose mais ne cherche pas à convaincre à tout prix. La pensée de Bakounine ne me semble donc pas très construite, malgré de belles intentions. Et les énormités qu'il débite font froid dans le dos, malgré les lieux communs, allègrement rappelés:

Désormais, le soulèvement de chaque peuple doit se faire non en vue de lui-même, mais en vue de tout le monde.

Que conclure de cette lecture ? Bakounine fait preuve de grosses maladresses et contradictions, malgré un cri réel en faveur de la liberté qui est sincère. Cette courte lecture n'était pas inintéressante cela dit: il est toujours pertinent de débusquer les dogmes dans tout exposé égalitaire. Il y a donc pour finir une légère déception: j'étais resté sur une idée de Bakounine plus cristalline de ma première lecture adolescente. L'anarchisme prôné par cette figure emblématique ne peut impressionner qu'un lecteur juvénile et influençable, inapte à déceler une naïveté qui frise l'ineptie chez celui-ci. Petit nota bene sur l'édition que je me suis procuré et qui me fait regretter de l'avoir acheté en support papier: L’Herne fait de beaux livres inutiles et courts qui gâchent selon moi beaucoup de papier...