Six amis se retrouvent à table pour un repas mondain dans un restaurant. Le décor est rapidement planté: j'y ai vu dès le départ un étalage du mauvais goût bourgeois, dans les bibelots de leur décoration d'intérieur ou leurs convenances, qui frise parfois la beauferie:
Moi de toutes façons, que je mange des huîtres ou du poisson, je marche au vin rouge (François Thévenot)
Unes des premières scènes se déroule dans un restaurant, où le patron qui vient de décéder repose en paix dans une arrière salle. Les amis décident d'avorter ce premier repas, gênés par la proximité du cadavre. Une circonstance imprévue d'une longue série d'interruptions, qui va les empêcher de manger paisiblement pour concrétiser un rituel social dont Buñuel semble se moquer. Car il est bien question ici de dénoncer la morale bourgeoise: on retrouve ensuite les trois hommes du groupe d'amis à l'ambassade de la république fictive de Miranda, dirigée par Rafael Dacosta, qui leur sert de lieu de trafic de cocaïne.
J’ai horreur des drogués (François Thévenot)
L’ambassadeur est épié par une jeune femme terroriste de Miranda, qu'il chasse à coup de fusil. Florence, la sœur de Simone Thévenot, est l'alcoolique de la bande qui cherche tous les prétextes pour picoler. Le couple Sénéchal s’échappe de chez eux pour une partie de jambes en l’air, alors que leurs amis invités viennent d'arriver pour un autre repas qui n'aura pas lieu. Aucun des six amis ne semble échapper, pour Buñuel, au vice inhérent à la classe bourgeoise, ainsi qu'au mépris de classe qui lui est si caractéristique:
Il faut être indulgent, Maurice est un homme du peuple, il n’a pas eu d’éducation. (Simone Thévenot)
On voit apparaître l’évêque Dufour, qui veut devenir le jardinier remplaçant des Sénéchal. On le verra plus tard dans le film faire preuve d'autant de corruption d'esprit que les six amis bourgeois, qui ne semblent d'ailleurs qu'être amis par convention sociale. Simone Thévenot a en effet une affaire extra-conjugale avec Rafael Dacosta. Mais cela ne semble pas provoquer davantage de jalousie que cela chez son mari François.
C’est ma femme qui est dans ta chambre ? (François Thévenot)
Outre le clergé, Buñuel tape aussi sur les militaires: le lieutenant mélancolique aux yeux bleus interrompt les trois femmes du groupe dans le salon de thé pour leur raconter son enfance sous contrainte. Dans ce récit, le fantôme de sa mère défunte lui ordonne d’empoisonner l’homme qui se fait passer pour son père, avant de partir à l’école militaire. On voit dans cette scène fantasmagorique une vision surréaliste si caractéristique de Buñuel.
Voilà du pain, de la laitue, la clé des songes. (Rafael Dacosta)
Rafael Dacosta est sans conteste le personnage le plus détestable du groupe. Son cynisme explose à l'écran lorsqu'il est de nouveau confronté à la jeune terroriste de Miranda:
Tu es mieux faite pour l’amour que pour jouer à la guerre. (Rafael Dacosta)
Le contexte délétère de Miranda est constamment censuré par divers bruitages, qui empêchent de comprendre la réalité des agissements de l’ambassadeur et la réalité de la vie dans ce pays imaginaire, vaguement situé en Amérique du Sud. Il abrite apparemment d'anciens nazis, ses étudiants sont en révolte et son peuple souffre de la tyrannie et la corruption.
Les étudiants sont jeunes, il faut bien qu’ils s’amusent un peu. (Rafael Dacosta)
Les institutions de la république de Miranda sont étrillées par des militaires français, donneurs de leçons devant l'éternel:
On m’a dit qu’il était fréquent chez vous qu’on achète un juge ou un policier. (Un militaire à Dacosta)
Le colonel agresse d'ailleurs Dacosta à ce sujet lors d'un cocktail mondain. Buñuel expose la puérilité des affrontements des instances au pouvoir. Et en profite aussi pour pointer du doigt l'arrogance des français vis à vis du reste du monde sur le terrain international.
J’ignorais que cette coutume chevaleresque était à l’honneur dans votre contrée à demi sauvage (Le Colonel à Dacosta)
Dacosta, vexé, tire un coup de pistolet sur le colonel qui a bafoué son honneur. Mais il ne s'agissait que d'un cauchemar: il se réveille en sursaut dans son lit. Buñuel s'amuse à imbriquer des rêves entre eux. Comme lors de la scène de la pièce de théâtre, où on réalise que les six amis bourgeois sont observés par des spectateurs en pleine représentation théâtrale, comme s’ils étaient au zoo. Ce n’était qu’un rêve autre rêve, cette fois-ci de Henri Sénéchal. C'est par cet artifice que le réalisateur met en évidence la mauvaise conscience bourgeoise, qui leur font faire de mauvais rêves. A partir d'un certain point, le spectateur ne sait plus exactement s'il visionne un rêve ou la réalité, en particulier lors des scènes de meurtre. Monseigneur Dufour tue le jardinier assassin de ses parents au fusil de chasse, après lui avoir donné les derniers sacrements. Emprisonnés pour leurs agissements, les amis sont délivrés en rêve par le Brigadier Sanglant, un policier adepte de la torture de dissidents politiques. Il suffira d'une intervention du ministre de l’intérieur pour remettre l’ambassadeur et ses amis en liberté. Les justifications du ministre pour les relâcher sont encore une fois censurés par des bruits d'avion, pour empêcher le spectateur de comprendre les raisons secrètes qui le motivent. Il y a donc un enchevêtrement de scènes surréalistes, absurdes et poétiques. Mentionnons pour finir celle du militaire qui raconte son rêve: il croise un ami, sous le son du tocsin, mort depuis plus de six an. Tous les proches qu’il croise dans la rue sont en fait décédés, dont sa petite amie. Rien ne pourra les séparer, sauf la mort, comme le suggère cette ellipse de sa bien aimée qu’on enterre.
Buñuel parsème le film d'une scène récurrente, qui clôt définitivement le film: on entrevoit les six bourgeois qui marchent sur une route en pleine campagne. On ne connait ni leur but ni leur destination, mais ils avancent isolés du reste du monde et ne semble pas être perturbés par leur existence propre. Le cinéaste décrit leurs conventions sociales et mœurs sous la forme d'une satire de société. Le titre final ne devait pas être celui retenu, et le choix final a apparemment fortement influencé le fond et la forme du film. Ce film ne décrit pas une confrontation de classes sociales. On y observe les bourgeois dans leur habitat, dans de grandes maisons avec domestiques, comme des phénomènes de foire, des bêtes sauvages aux agissements malveillants. Je revisionne ce film avec délectation: je suis définitivement conquis par le style surréaliste si particulier de Buñuel.