Petit Rouge

L'envol - Kuniko Tsurita

26/11/2023

TAGS: tsurita, manga, bd

Un monde mort n’a pas besoin d’êtres vivants !

Une libraire m'a recommandé cette anthologie de Kuniko Tsurita, autrice de manga dont je n'avais jamais entendu parler, contenant une trentaine d’histoires courtes. Publiées dans le magazine d’avant-garde Garo, ces histoires ont dès le départ une tonalité existentielle, teintée de pessimisme. Une d'entre elles dépeint la terre après la troisième guerre mondiale, qui n'a presque pas laissé de survivants: il y a ce trauma japonais des bombes nucléaires que j'aurais décidément beaucoup retrouvé dans mes lectures de manga.

Les histoires rassemblées ici ont été réalisées entre 1965 et 1981. Elle décrivent une jeunesse désœuvrée, en perte de repères. Tsurita illustre un microcosme d'artistes fauchés, vaguement politisés, qui se retrouvent dans des bars ou des clubs pour tenter de créer un nouveau mouvement d'avant-garde au Japon. C'est apparemment le parcours de l'autrice qui aura bien galéré pour se faire une place dans le magazine émergent de l'époque, Garo. La postface décrit le combat de Tsurita pour traiter des sujets de société qui la touche personnellement en tant que femme évoluant dans un univers globalement masculin. Elle dessine dans ses histoires des femmes qui ressemblent à des hommes, et inversement. Cette confusion de genre est en avance sur son temps, et je n’avais encore jamais vu ces sujets traités de cette manière en manga.

Notre monde sera réduit à néant.
La lumière du ciel s'éteindra, les océans s'assécheront, les terres immenses ne seront plus que cendres.
C'est pourquoi tu dois chérir tes amis, partager la moindre de tes possessions, et répandre la bonté autour de toi. (Madame Haruko)

C'est à partir de l'histoire intitulée "Madame Haruko" que Tsurita commence à faire apparaître des personnages récurrents. Comme le jeune fou qui se prend pour un génie littéraire. Le récit part dans tous les sens, ce qui m'a séduit. Il y a un foisonnement dans celui-ci qui a commencé à me plaire, au moment où je commençais à m'ennuyer. Et en parallèle les histoires se font de plus en plus nostalgiques, voire mélancoliques. Il y a du désespoir dans certaines des vies d’écorchés vifs narrées dans celles-ci. Le choc des bombes atomiques, encore une fois. Ce spleen si japonais, témoignage d’une femme qui a dû souffrir. Et d’ailleurs pourquoi avoir choisi de nommer ce recueil à partir d'une des dernières histoires de Tsurita ? Est-ce lié au fait que Tsurito prend elle-même son envol en trouvant une écriture de plus en plus personnelle, originale ?

Je vais disparaître. De la même façon que j’ai simplement vécu… Je vais juste disparaître (Max)

Le dessin ne m’a pas toujours séduit. Je l'ai trouvé disgracieux et inabouti lorsqu'il flirtait avec davantage de réalisme, et par contre plus maîtrisé dans son style figuratif, aux aspects plus "cartoon". Il y a malgré tout des envolées graphiques très jolies, surtout sur les dernières histoires où l’on sent qu’elle a définitivement trouvé son style. Mais cela ne suffit pas pour autant à en faire un chef-d’œuvre. Reste que cette initiative est bienvenue: il y a indéniablement du courage dans cette vie. La parcours de Tsurita en atteste: elle s’impose difficilement dans le manga, genre qui reste un territoire réservé aux hommes. Emportée par un lupus à l’âge de 37 ans, sa courte carrière témoigne d’une grande sensibilité qui m'aura, malgré les défaut de l'ouvrage, bien touchée.