Je profite d’un voyage à Venise pour relire cette bande dessinée d'Hugo Pratt. Probablement la plus ésotérique des aventures de Corto Maltese, "Fable de Venise" ressemble à la fois à un rêve et à une pièce de théâtre.
L’histoire débute avec Corto s’échappant à des truands sur les toits des immeubles de Venise. Il atterrit dans une loge maçonnique, qui venait de démarrer une séance. Le marin iconique est à Venise pour trouver une clavicule de Salomon, une émeraude pure aux pouvoirs magiques. Il est épaulé par Böeke, un autre marin au visage difforme, et sa mère Petit Pied d’argent.
À la gloire du grand architecte de l’univers, au nom de la maçonnerie universelle, sous les hospices de la grande loge d’Italie des anciens francs et reconnus maçons, je déclare que les travaux de cette respectable loge sont ouverts (un frère maçon)
Corto rencontre la franc-maçon Bepo Falieri qui l’introduit à Hipazia, mathématicienne et philosophe néoplatonicienne. Il se sent épié par le fantôme du Baron Corvo (surnom de l’écrivain Frederick Rolfe ayant réellement existé), qui lui a donné une devinette pour retrouver la clavicule:
Le lion grec perd la peau du serpent septentrional entre les brumes de Venise
Pour parvenir à en trouver la solution, il rencontre sur son chemin la loge maçonnique R..L..Hermes, dont le Frère Teone en est le maître secret. Teone est aussi le père d'Hipazia. Cette fable est donc d'une lecture d’initié, qui mêle cabale et franc-maçonnerie, magie et rites judaïques anciens, le tout sur fond de percée du fascisme en Italie. Truffé de signes ésotériques, comme la main de Fatima et ou des abraxas, "Fable de Venise" me rappelle la trilogie Illuminatus! de Robert Shea et Robert Anton Wilson. On y retrouve le même pot-pourri de références ésotériques. Initié lui-même, Hugo Pratt s'en donne à cœur joie et laisse un grand nombre de symboles ou d'organisations secrètes qui témoignent de son appartenance à la loge Hermès Trismégiste de Venise.
Après une fusillade, Corto se retrouve blessé par balle et libère en rêve un génie nommé Saud Khalula, qui ressemble à Raspoutine, et qui lui révèle l’emplacement de la clavicule de Salomon. Il a été recueilli et soigné par Louise Brookszowic de Varsovie après sa blessure. Rétabli, il retrouve après sa convalescence le sceau de Salomon qui est sensé cacher la clavicule, mais il n’y trouve rien d’autre qu’une lettre du Baron Corvo datée du 1er avril 1912. Il s’agissait d’un poisson d’avril. Le Baron n’y a pas non plus trouvé la clavicule de Salomon mais a voulu faire de cette devinette un parcours initiatique pour Corto.
Hipazia se révèle être folle. Elle se croyait être la réincarnation de la philosophe antique Hypatie, et s'était donné comme mission de préserver le secret de l'emplacement de la clavicule de Salomon. Elle s'avère être responsable de tous les crimes et de toutes les trahisons dans cette fable. L'histoire de Corto s'achève à l'escalier des rencontres et y réunit tous les protagonistes de l'histoire, dans une fin qui ressemble à un rappel de pièce de théâtre.
Je n'avais pas relevé le fouillis des références ésotériques lors de ma première lecture de jeunesse. Pédagogique tout en restant cryptique, cet album des aventures de Corto Maltese est probablement le plus intrigant. Pratt délivre un scénario avec de nombreuses pistes d'interprétation, et en appelle constamment à la curiosité du lecteur. Graphiquement, on se situe ici entre le réalisme de "La ballade de la mer salée" et les ouvrages plus abstraits de la fin de carrière de Pratt (je pense surtout à Mû). Je réalise aujourd'hui que son style d'illustration est parfois facile, dans le sens où il est très souvent contemplatif et manque parfois d'audace - voire d'originalité - dans la posture physique des protagonistes. Mais je suis quand même friand de ces versions monochromes des aventures de Corto Maltese, et cette bande dessinée ne fait pas exception à la règle. Divisé en chapitres référençant différentes facettes de Venise et de son histoire, cet ouvrage permet à Pratt d'y apporter sa version de cette ville où il a passé son enfance. A la fois guide touristique d'un Venise confidentiel et ouvrage d'initiation à l'ésotérisme, "Fable de Venise" est un classique que je peux relire avec plaisir.