"Oppenheimer" de Nolan m'a redonné envie de lire "The Wasteland" et le reste de l’œuvre d'Eliot. Je me suis procuré cette très belle édition de "Four Quartets", qui semble être sa consécration poétique. Le premier "quatuor" de ce recueil s'intitule "Burnt Norton" et m'est apparu comme une réflexion sur le temps qui passe. Je m'immerge immédiatement dans cette poésie d'initiée, limite abstraite pour moi, mais indéniablement maîtrisée.
Time and the bell have buried the day,
The black cloud carries the sun away.
Là il y a une rime, mais il n'y en a très peu dans ce poème. Eliot arrive malgré cela à créer du rythme, un équilibre dans le phrasé de chacun de ces vers libres. Ils s'entremêlent et se répondent sur les cinq sections du poème. Malgré des références que je ne maîtrise pas, je suis toujours impressionné par le développement magistral d'Eliot. "East Coker" est le deuxième poème du recueil et prolonge ce sentiment d'aisance, dans ce que j'imagine être une complainte sur l’être humain. Publié en 1940, quatre ans après celle de "Burnt Norton", il se réfère à une petite commune du Somerset liée aux ancêtres d'Eliot, et qui deviendra son lieu de repos à sa mort. C'est apparemment à partir de ce poème qu'il a l'idée d'un quatuor associé aux quatre éléments fondamentaux: l'air ("Burnt Norton"), la terre ("East Coker", ce qui fait sens), l'eau ("The Dry Salvages") et le feu ("Little Gidding").
Il y a dans quelques uns des vers de "East Coker" des bizarreries d’écriture, relevées ci-dessous:
Two and two, necessarye coniunction,
Holding eche other by the hand or the arm
Whiche betokeneth concorde. Round and round the fire
Les vers s’étalent souvent sur deux lignes. Leur séquencement me laisse perplexe, je n'ai pas tout à fait compris les raisons de ces coupures. J’y ai par contre retrouvé la crainte d’une catastrophe, comme dans "The Wasteland", avec ces choix sémantiques forts et sombres:
Hunt the heavens and the plains
Whirled in a vortex that shall bring
The world to that destructive fire
Which burns before the ice-cap reigns.
Publié en 1944, en pleine seconde guerre mondiale, je me suis demandé dans quelles dispositions d'esprit se retrouve Eliot à l'écriture de ces poèmes, dont la gravité et la lourdeur sont évidents. J'y ai souvent remarqué cette idée que l'être humain n'écoute pas, n'apprends pas et ne se transcende pas.
Risking enchantment. Do not let me hear
Of the wisdom of old men, but rather of their folly,
Their fear of fear and frenzy, their fear of possession,
Of belonging to another, or to others, or to God.
The only wisdom we can hope to acquire
Is the wisdom of humility: humility is endless.
Et malgré le côté crépusculaire du poème, il y a une ode à la vie qui me rappelle les films de Terrence Malick. Malgré le désastre il y a une certaine idée de l’espoir développée ici. Est-ce dû à sa conversion à l'anglicanisme et son intérêt pour la spiritualité ?
« The Dry Salvages » est le troisième poème du recueil et la mer y est largement utilisée comme thème pour décrire le flot de la vie. Le bateau semble utilisé ici comme métaphore à ce sujet. On y ressent aussi la peur, tapie derrière l’être humain capable de provoquer guerres et tourments. La sémantique est encore une fois particulièrement pesante:
Now, we come to discover that the moments of agony
(Whether, or not, due to misunderstanding,
Having hoped for the wrong things or dreaded the wrong things,
Is not in question) are likewise permanent
With such permanence as time has. We appreciate this better
In the agony of others, nearly experienced,
Involving ourselves, than in our own.
« Little Gidding » est la dernière pièce de l’ouvrage, nommée ainsi après une communauté anglicane fondée par Nicholas Ferrar in 1626, qui a été dissolue après la guerre civile anglaise et dont la chapelle a été visitée par Eliot. J'ai trouvé cette pièce lugubre, ce qui s'explique probablement par le fait qu'elle a été écrite lors du Blitz pendant la seconde guerre mondiale. J'ai eu de nouveau le sentiment qu'Eliot décrivait son incompréhension globale de l’être humain, qui oublie la vérité et les faits intangibles:
I said: "The wonder that I feel is easy,
Yet ease is cause of wonder. Therefore speak:
I may not comprehend, may not remember.'
And he: I am not eager to rehearse.
My thought and theory which you have forgotten.
These things have served their purpose: let them be.
Dans tout ces poèmes le temps, impossible à rattraper, y est largement mentionné. Apparemment influencé par la foi d’Eliot, je n'ai pas souvent perçu d'espoir dans ceux-ci, même si je suppose qu'il accepte les règles de la vie et s'y accroche. Son travail est sujet à de nombreuses interprétations, même si rien ne semble laissé au hasard, et je dois reconnaître que je suis souvent passé à côté du sens profond de l’œuvre. Je n'en reste pas moins séduit par le caractère majestueux de son travail, exprimé dans un langage soutenu et maîtrisé, ainsi qu'à ces flux de conscience qui exposent ses tourments aux heures les plus sombres de l'humanité.