Petit Rouge

Pour une anthropologie anarchiste - David Graeber

04/10/2023

TAGS: graeber, essai, anarchisme

Pourquoi n’y a-t-il pas une anthropologie anarchiste ? Pourquoi aussi peu d’universitaires se revendiquent comme anarchistes, alors qu’il y a pléthore de marxistes ? David Graeber tente de répondre à ces questions dans ce court essai. Car pour lui il n’y a pas, contrairement au marxisme, de courant anarchiste qui soit dérivé d’un homme (idéologue ou politicien). L'anarchisme se base sur une pratique organisationnelle avant tout. L'auteur situe l'anarchisme académique en perspective avec le courant idéologique majoritaire qu'est le marxisme. Cela afin d'expliquer le rejet dont fait encore preuve l'anarchisme chez les intellectuels, et plus particulièrement chez les anthropologues, dont Graeber fait partie. Dans la littérature "révolutionnaire", il différencie les deux courants de la manière suivante:

Donc, pour récapituler:
- le marxisme tend à être un discours théorique ou analytique sur une stratégie révolutionnaire;
- l'anarchisme tend à être un discours éthique sur la pratique révolutionnaire.

Graeber soutient dans cet essai l'idée que l'anthropologie (littéralement "science de l'homme" en grec ancien) est l'outil de choix pour approfondir les connaissances sur la pratique anarchiste chez l'être humain. Il énonce la thèse de l’essai en ces termes:

La question devient donc: quelle sorte de théorie sociale aurait un intérêt pour ceux qui tentent d'aider à l'émergence d'un monde dans lequel les gens sont libres de se gouverner eux-mêmes ?

L'essayiste entreprend dans un premier temps de déconstruire les idées reçues sur l'anarchisme, en s'appuyant sur des exemples concrets tirés de son expérience et de ses connaissances en anthropologie. Il fustige l’élitisme sous toutes ses formes, en prenant à rebours l'attitude révolutionnaire marxiste:

Le rôle des intellectuels n’est certainement pas de former une élite qui puisse parvenir aux analyses stratégiques justes et ensuite entraîner les masses.

L’ethnographie et l'utopie apparaissent comme des outils pertinents à mettre au service de la démocratie directe. Mais pourquoi donc l’anthropologie serait-elle justifiée pour la pratique anarchiste ? Graeber répond:

Et ce n'est pas seulement parce que la plupart des communautés autonomes et des économies non marchandes réellement existantes dans le monde ont été étudiées par des anthropologues plutôt que par des sociologues ou des historiens.
C'est aussi parce que la pratique de l'ethnographie offre en quelque sorte un modèle (même si c'est un modèle rudimentaire et naissant) de la façon dont pourrait fonctionner une pratique intellectuelle révolutionnaire non avant-gardiste.

Graeber appelle en renfort Graves, Brown, Mauss et Sorel comme précurseurs de l'anthropologie en lien direct avec l'étude des sociétés égalitaires. Des quatre, Mauss (souvent cité par Michéa) semble être le plus intéressant:

En définitive, Marcel Mauss a probablement eu plus d'influence sur les anarchistes que tous les autres réunis. Et ce, parce qu'il s'intéressait aux systèmes de valeur alternatifs, ouvrant la voie à l'idée que des sociétés sans État et sans marchés l'étaient par choix. Ce qui, dans nos mots, signifie: parce qu'elles étaient anarchistes. Dans la mesure où des fragments d'une anthropologie anarchiste existent déjà, ils trouvent leur source chez Mauss.

L'auteur dresse une anthologie des recherches sur l’anthropologie anarchiste. Il liste de manière claire les études les plus avancées sur des organisations humaines anarchistes, essentiellement des sociétés que l’on pourrait qualifier de primitives par nos yeux d'occidentaux condescendants. L’auteur est lui-même anthropologue. Il m’est alors venu plusieurs questions en tête: le progrès n’est-il pas un énorme frein à l’émergence de sociétés égalitaires ? Les sociétés progressistes ne sont-elles tout simplement pas incapables de devenir anarchistes ? Pour Graeber, le sens du partage, de l'entraide (qui me permet du coup un trait d'union avec Orwell et sa décence commune, si chère à Michéa) ne peut s'appliquer avec notre référentiel occidental moderne et étatique. Il se justifie en revanche chez des groupes ethniques égalitaires, et peut servir de base, par mimétisme, à un développement local dans nos sociétés.

Imaginer une société anarchiste demande l'effort de concevoir que les formes d'organisation anarchistes ne ressembleraient en rien à l'État. Que ces formes impliqueraient une variété infinie de communautés, d'associations, de réseaux et de projets, à tous les niveaux, se chevauchant et se recoupant de toutes les façons imaginables, et peut-être de plusieurs façons que nous ne pouvons concevoir.

Il s'agit donc de vaincre le scepticisme envers l’anarchisme. Ce défi comporte un piège majeur: imaginer une société qui remplacerait de manière isométrique l’état ou l’état nation. Graeber remet pour cela en question le concept même de révolution, terme tellement galvaudé qu’il empêche d’imaginer que l’avènement de l’anarchisme pourrait se faire autrement que par un grand soir, une rupture totale avec nos sociétés actuelles. Il réduit à néant les idées fausses sur l’anarchisme, et appelle à faire « tomber les murs ». Ce qui de l'aveu même de Graeber n'est pas évident vu qu'un grand nombre de personnes n’ont pas intérêt à ce qu’ils tombent. Ce changement de paradigme pourrait passer par exemple par l'abolition des frontières, pour faire sauter le système en place. C'est une proposition que l'on voit souvent scandée dans la gauche radicale. Je me suis alors interrogé sur cette proposition: n’y aura-t-il pas un problème de communication et de culture pour envisager une autonomie de la même manière que chez les peuples cités par Graeber ? Alors que les groupes ethniques qu'il présente semblent basés sur une unité culturelle autour de rites ancestraux ? Mon pessimisme me fait craindre le chaos, même si j’entrevois bien l’harmonie potentielle qui suivrait la fin des sociétés capitalistes ou inégalitaires, soutenue par des êtres humains d’horizons différents qui se serrent les coudes. L'auteur n'a pas mentionné l'existence de frontières imputables aux différences culturelles et langages, ce qui m'a fait douter sur l'instant. Mais j'avoue être très justement prisonnier de certains murs qu'il décrit.

Malgré le petit format de l'essai, Graeber présente ensuite les enjeux qui se cachent derrière cette idée de faire sauter les freins psychologiques autour de l'anarchisme: suppression du travail salarié ou élimination des inégalités Nord/Sud. En énumérant une multitude d'exemples de démocratie directe, en Argentine notamment, avec les asambleas barreales de Buenos Aires, Graeber réussit à redonner la foi au cynique que je peux être quand je doute de notre capacité à faire bouger les lignes sur le problème des inégalités. Ce qui l'amène à repenser la démocratie à travers ces exemples:

… le nouveau mouvement mondial a commencé par réinventer le sens même de la démocratie. Le faire signifie en fin de compte, une fois de plus, admettre le fait que «nous» - que ce soit «l'Occident» (quel que soit le sens qu'on lui donne), le «monde moderne » ou quoi que ce soit d'autre - ne sommes pas aussi exceptionnels que nous le pensons; que nous ne sommes pas les seuls à avoir pratiqué la démocratie; et qu'en fait, plutôt que de disséminer la démocratie autour du monde, les gouvernements «occidentaux» ont passé au moins autant de temps à s'ingérer dans la vie de gens qui la pratiquent depuis des milliers d'années et à leur dire, d'une façon ou d'une autre, d'y mettre fin.

En guise de conclusion, l'anthropologie semble être pour Graeber la discipline la plus à même de comprendre et de généraliser le mode de fonctionnement humain. Il y a par le sujet d'étude anthropologique même un populisme (dans le sens bien compris, celui de la défense des petites gens) qui appelle à l'empathie, malgré le fait que Graeber perçoit chez nombre de ses collègues anthropologues une tentation identitaire. Ce dernier point semble être, pour l'auteur, une des raisons d'un blocage, d'une réticence à l'anarchisme chez eux. Alors que les anthropologues ont les moyens de proposer des outils pour la compréhension de la liberté humaine.

J'achève la lecture de ce curieux essai, mélangeant petits manifestes et vulgarisation anthropologique, de manière très enthousiaste. Le problème personnel qui se pose à moi lorsque je révise mes idéaux anarchistes tient au cynisme ambiant, à la morosité et au manque d'espoir dans nos sociétés actuelles. Graeber réussit un tour de force: réussir en un si court moment de lecture à redonner la foi en ces principes égalitaires. Il devient un nouveau héros dans mon panthéon personnel et je compte très sérieusement m'atteler à la lecture du reste de son œuvre à l'avenir.