Avant toute chose, osons une affirmation : l'écriture de Kandinsky est pensée philosophique et non pas simple explication de sa pratique artistique. Cette pratique est, certes, difficile d'accès comme l'ensemble de celles de l'avant-garde artistique du XXe siècle, mais plus particulièrement que les autres. On peut à bien des égards considérer Kandinsky comme l'initiateur de l'art abstrait. Il en est non seulement l'initiateur, même si à l'époque où il présente ses premières abstractions l'idée était presque aboutie dans d'autres esprits, mais surtout il est celui qui en présente l'exposé le plus complet dans ses ouvrages essentiels. (Philippe Sers)
Je lis parfois des préfaces tellement synthétiques qu’elles me dissuadent de lire l’œuvre en entier. Le propos précédent du préfacier s'éclaircit un peu plus loin:
Ce qu'on attend par conséquent de l'artiste c'est qu'il offre une traduction de son œuvre. Ayant usé de moyens inusités pour s'exprimer, il a à sa charge de fournir le dictionnaire ou le manuel d'utilisation. (Philippe Sers)
Ce qu’on a perdu à partir de l’expressionnisme abstrait, où le spectateur doit donner sens à l’œuvre d'un artiste. Philippe Sers décrit l'objectif de Kandinsky comme étant de créer une avant-garde pour la défense du monde moderne, dernier rempart contre le totalitarisme. Kandinsky inscrit l’art dans la tradition universelle de libre expression, celle qui bouscule les schémas de pensée. L'artiste propose ici une méthode artistique, basée sur la spiritualité contenue dans les formes et couleurs, comme des bréviaires d’émotions. Cet essai entend présenter l’influence de celles-ci sur la psyché du spectateur. Il y a dès le départ une position mystique, qui tend vers le cryptique:
Notre époque est celle de la Grande Séparation entre le réel et l'abstrait et celle de l'épanouissement de ce dernier. Mais quand le nouveau « réalisme» transformé, et par de nouveaux procédés et par un point de vue qui nous échappe encore, connaitra son épanouissement et donnera ses fruits, alors peut-être résonnera un accord (abstrait-réel) qui sera une nouvelle révélation céleste.
Kandinsky dresse initialement une tour d'horizon des révolutions artistiques de ses prédécesseurs, comme Cézanne, Matisse ou Picasso. Le tournant spirituel dans lesquels ceux-ci se sont engagés ont ouvert la voie à Kandinsky vers l'élaboration d'une théorie qui profite, grâce à eux, d’une rupture avec le réalisme. Cela lui permet de justifier l’abstraction.
La peinture, à l'heure actuelle, est encore presque totalement liée aux formes naturelles, aux formes empruntées à la nature. Sa tâche, maintenant, est d'étudier ses forces et ses moyens, d'apprendre à les connaître, comme la musique l'a fait depuis longtemps, et d'essayer d'utiliser ces forces et ces moyens d'une manière qui ne doive rien qu'à elle-même en vue de la création.
La couleur en particulier, revêt un rôle important dans la théorie de Kandinsky: elle provoque selon-lui une « vibration de l’âme ».
En règle générale, la couleur est donc un moyen d'exercer une influence directe sur l'âme. La couleur est la touche. L’œil est le marteau. L'âme est le piano aux cordes nombreuses.
L'artiste est la main qui, par l'usage convenable de telle ou telle touche, met l'âme humaine en vibration.
Il est donc clair que l'harmonie des couleurs doit reposer uniquement sur le principe de l'entrée en contact efficace avec l'âme humaine.
Cette base sera définie comme le principe de la nécessité intérieure.
Kandinsky enchaine sur le rôle de la forme, qui, associée à la couleur, agit « de façon totalement différente ». On commence à comprendre où il veut nous emmener, et pourquoi l’abstraction fait sens: un art primitif, débarrassé de ses oripeaux, devra faire vibrer l’âme de manière plus simple et directe. Le principe de la nécessité intérieure naît de trois principes mystiques, que je n’énumèrerai pas, mais qui partent du rôle de l’artiste. Ce dernier doit faire preuve de rigueur dans son développement artistique, pour atteindre ses objectifs spirituels.
En art, la théorie ne précède jamais la pratique, ni ne la tire derrière soi. Ici, surtout dans les commencements, tout est affaire de sentiment.
Ce n'est que par le sentiment, surtout au début, que l'on parvient à atteindre le vrai dans l'art.
S’ensuit une longue interprétation des pouvoirs de chaque couleur sur l’âme. J’y suis resté assez hermétique. Comme envers un délire psychanalytique. On ressent de bonnes intentions, mais cela semble parfois tiré par les cheveux. Par exemple:
Comparés au jaune, les rouges de Saturne et de cinabre ont un caractère analogue, avec cependant une bien moindre tendance à aller vers l'homme: ce rouge brûle, mais plutôt en soi-même, manquant presque totalement de ce caractère quelque peu extravagant du jaune.
Ces interprétations ne sont pourtant pas dénuées de poésie. Et l’artiste est bien conscient des limites de sa théorie:
De ces caractéristiques de notre harmonie actuelle, il découle naturellement qu'il est aujourd'hui, plus que jamais, difficile de construire une théorie parfaitement achevée, de créer une basse continue structurée de la peinture.
Kandinsky achève l’essai en décrivant le rôle de l’artiste. Ce dernier doit élever son âme.
L'artiste doit alors essayer de redresser la situation en reconnaissant les devoirs qu'il a vis-à-vis de l'art et donc également de lui-même et en ne se considérant pas comme le maître de la situation, mais comme serviteur d'idéaux supérieurs, avec des tâches précises, importantes et sacrées. Il lui faut s'éduquer, s'approfondir dans son âme, soigner et développer cette âme, afin que son talent extérieur ait quelque chose à habiller et ne soit pas, comme un gant perdu, la vaine et vide apparence d'une main inconnue.
L'artiste doit avoir quelque chose à dire, car sa tâche ne consiste pas à maîtriser la forme, mais à adapter cette forme au contenu.
On retrouve quelque chose qui me plaît encore dans l’abstraction, telle que proposée par Kandinsky; le sens d’une œuvre est primordial:
Le peintre sera bientôt fier de pouvoir expliquer ses ouvres d'une manière constructive (à l'inverse des Impressionnistes purs qui étaient fiers de ne pouvoir rien expliquer). Nous sommes au seuil de l'époque de la création utile.
Cette lecture était rapide, et fort heureusement car je m'y suis peu intéressée. Je ne savais pas exactement quoi en attendre. On a pourtant affaire à un artiste qui pense ce qu’il peint et qui n’a pas encore succombé à l’esbroufe de l’art contemporain, en déléguant totalement l'interprétation de son œuvre au spectateur. En ce sens, cet ouvrage est salutaire car il peut être perçu comme un manuel de lecture, avec un aplomb pédagogique. Ce qui est toujours rassurant lorsque l'on se méfie comme je le fais de ces bouffons qui se drapent dans la posture hermétique d'artiste. Même si on pourrait aussi le reprocher à Kandinsky, je n'ai pas été particulièrement choqué par son propos, qui bien que parfois cryptique, s'exprime dans un langage clair. Je n'y reviendrai pourtant pas à l'avenir.