A propos des sensations qu'il a éprouvées, Aldous Huxley est amené à examiner le fonctionnement de la perception en général, et les idées et les hypothèses qu'il émet sont d'un intérêt passionnant, entr'ouvrant véritablement pour nous les « portes de la perception », selon l'expression de Blake. (Jules Castier)
Le titre de l'essai principal du recueil d'Huxley provient de l'aphorisme suivant:
Si les portes de la perception étaient nettoyées, toute chose apparaîtrait à l’homme telle qu’elle est, infinie. (William Blake)
Je savais que les Doors, sur une proposition de Jim Morrison, avaient trouvé leur nom sur cet essai. Trouvé à bas prix chez Emmaüs, je me suis décidé à lire ce recueil intrigant. Huxley y fait un compte-rendu de son expérience avec la mescaline, principe actif du peyotl. Sa motivation principale étant d'augmenter artificiellement sa perception du monde dans une optique transcendantale. Ce que j'ignorais, c'est que l'auteur est passionné par le mysticisme.
Des neurologues et des physiologistes ont fait certaines découvertes quant au mécanisme de son action sur le système nerveux central. Et un philosophe professionnel au moins a pris de la mescaline en raison de la lumière qu'elle pourra peut-être projeter sur des mystères anciens et non résolus, tels que la place de l'esprit dans la nature, et les rapports entre le cerveau et la conscience.
Huxley énonce d'abord l'usage pharmacologique de la mescaline et des recherches les plus avancées de son temps sur la psyché. Les vertus médicinales de cette drogue s'inscrivent dans les mêmes hypothèses que celles supposées par Albert Hofmann avec le LSD à partir de 1938. Paru en 1954, "Les Portes de la perception" tente de rendre compte des modifications profondes des drogues hallucinogènes sur la conscience. Cette prise de toxique sous contrôle permet à l'auteur de proposer une tirade philosophique à partir de cette expérience mystique.
Au stade final de l'absence du moi, et je ne sais si aucun preneur de mescaline y est jamais parvenu - il y a une « connaissance obscure » que Tout est dans tout, que Tout est effectivement chacun. C'est là, me semble-t-il, le point le plus proche où un esprit fini puisse parvenir de l'état où il « perçoit tout ce qui se produit partout dans l'univers ».
A la lecture de cet essai, je me suis souvent demandé s'il s'agissait d'un délire, malgré la volonté de l'auteur d'inscrire cette expérience dans un fondement scientifique. Huxley décrit sa perception nouvelle de peintures ou de la nature environnante et en découle des interprétations nouvelles.
La plupart de ceux qui prennent de la mescaline n'éprouvent que la partie paradisiaque de la schizophrénie. La drogue n'apporte l'enfer et le purgatoire qu'à ceux qui ont souffert récemment d'une jaunisse, ou qui subissent des dépressions périodiques ou une angoisse chronique. Si, comme les autres drogues d'un pouvoir comparable, fût-ce de loin, la mescaline était notoirement toxique, son absorption suffirait, par elle-même, à causer de l'angoisse.
Malgré cette affirmation, Huxley fait l’expérience de la peur panique: celle de se laisser submerger par un trop plein de réalité. J'ai rapidement été frappé par les divagations de l'auteur, et l'absence de construction de pensée qu'induit la mescaline. On pressent cette idée que cette drogue ne permet pas de fixer son attention, malgré un sens des perceptions augmenté. Pour moi, Huxley passe constamment du coq-à-l’âne, et rien ne semble clair dans ce texte. Il ne perd pourtant pas pied avec la réalité pour autant et contient sa psyché sans partir en vrille, avec un contrôle de soi qui se manifeste par une érudition un peu pédante.
Que l'humanité en général puisse jamais se passer de Paradis artificiels, cela semble fort peu probable. La plupart des hommes et des femmes mènent une vie si douloureuse dans le cas le plus défavorable, si monotone, pauvre, et bornée dans le cas meilleur, que le besoin de s’évader, le désir de se transcender eux-mêmes, ne fût-ce que pour quelques instants, est et a toujours été l'un des principaux appétits de l'âme.
Le questionnement sur l’usage des drogues achève l'essai. Huxley rédige une tirade sur l’hypocrisie des drogues légales comme le tabac ou l’alcool, et constate le manque d’éducation général au sujet des drogues. En dressant un tour d’horizon des développements psychologiques qui permettraient d’éveiller les consciences, transcendant la perception de l'être humain, Huxley constate pourtant qu'aucune des disciplines de son temps ne sont pour l’instant aussi abouties que la forme rituelle des indiens d’Amérique et de leur usage du peyotl. Il espère un sursaut de l’humanité dans la résolution d'une crise spirituelle par la synthèse d’une drogue ultime surpassant la mescaline pour l'expérience d'instants de grâce.
Cette crise du monde moderne est activement détaillée dans les essais suivants du recueil. Huxley met en avant une philosophie spirituelle et religieuse qui fait preuve d'une érudition certaine par sa maîtrise de concepts mystiques, empruntés à diverses religions. Certains de ces textes m'ont peu intéressé, comme « La religion et le tempérament » sur l’influence des tempéraments classifiés par plusieurs religions. Mais malgré un intérêt réduit pour certains de ces essais, je retiens pourtant quelques citations, dont celle-ci:
La religion est aussi diverse que l'humanité. Ses réactions à l'égard de la vie sont quelquefois intelligentes et créatrices, quelquefois stupides, abêtissantes et destructrices. Au moyen de ses doctrines, elle présente parfois une image satisfaisante de la nature et de la qualité de la Réalité ultime, parfois une image colorée par les plus bas des désirs humains, et, partant, complètement fausse. Ses conséquences sont parfois très bonnes, parfois monstrueusement et diaboliquement mauvaises. (La religion et le temps)
Dans ce texte, Huxley étudie la manière dont les religions perçoivent le temps. Mais encore une fois, rien qui n’ait pu me convaincre, malgré une maîtrise du sujet spirituel de sa part qui m'a permis de relier des concepts abordés dans mes lectures. Chez Alan Moore en particulier, lorsque que Huxley aborde la magie dans « Le magique et le spirituel ». Je n'y ai pourtant vu qu'un salmigondis pédant que les seul les âmes en détresse peuvent s'y intéresser. Huxley semble lui-même tolérer ce genre de conduites « psychiques », dans la mesure où ces penchants valent, pour lui, mieux que les idéologies communistes ou fascistes de son temps. Ce que je peux admettre dans la logique transcendantale d'Huxley, mais que je ne peux valider tant les dérives sectaires sont évidentes.
Écouter le programme moyen de la radio, voir le film moyen, lire les « comic strips » - ce sont là des activités simplement sottes et imbéciles; mais bien qu'elles ne soient pas perverses, elles sont presque aussi inanéantissables que les activités du lynchage et de la fornication. Pour cette raison, il est manifestement recommandable de les éviter. (Des distractions)
L'auteur fait souvent preuve d'un discours rétrograde dans ses essais, et ses centres d'intérêts montrent qu'il ne devait pas beaucoup s’amuser. Malgré la justesse de certains constats, j'ai trouvé que Huxley manquait cruellement de fantaisie et de légèreté.
On ne peut faire face au chaos absolu et à la destruction, autrement que par le pouvoir absolu. Et toute l'histoire est là pour montrer que le pouvoir absolu corrompt d'une façon absolue. (Le pouvoir)
Huxley ne perçoit pas le danger totalitaire de la même manière qu’Orwell. Là où ce dernier y parvient par une rigoureuse observation sociale et politique, Huxley en vient à la même conscience du danger par le versant spirituel. De même, son analyse du langage rappelle Orwell, mais il y vient aussi par l’analyse du zen (dans le texte intitulé « Les mots et la réalité »). Il y a chez lui un archaïsme qui m'a souvent donné l'impression qu'il versait dans la Tradition. Ce qui me laisse penser que Huxley est moins enthousiaste qu'Orwell dans la capacité de l'être humain à accéder au bonheur.
Lorsque nous croyons présomptueusement que nous sommes, ou deviendrons dans quelque état utopique futur, « des hommes pareils à des dieux » nous sommes, en fait, en danger mortel de devenir des diables, capables seulement (quelque élevés que puissent être nos « idéals », quelque splendidement élaborés que soient nos plans et nos schémas d'exécution) de ruiner notre monde et de nous détruire nous-mêmes. Le triomphe de l'humanisme est la défaite de l'humanité. (L’homme et la réalité)
Ce qui rend Huxley moins pertinent aujourd’hui tient beaucoup au fait qu’il ne s’intéresse pas tant au corps social qu’à la théologie. L’effondrement spirituel du monde qu'il ne cesse de constater dans ses essais (et qui s'est depuis largement confirmé) n'a de solution pour lui que par une lecture rigoureuse de textes mystiques. Ces essais semblent presque obsolètes aujourd'hui. En tant que mystique, Huxley préconise le salut par la transcendance. Il affirme, contrairement à Orwell, le peu de résultats de l’action politique. Érudit par sa connaissance spirituelle, il semble être très sollicité sur ces questions. La recherche de l’illumination semble être sa priorité principale. L’effort semble grand, et Huxley insiste sur l’effort de lecture et d’obstination pour y parvenir.
Malgré le caractère intrigant de certains essais, j'ai eu beaucoup de mal à y déceler un intérêt personnel. Huxley me parle moins qu’Orwell. Je trouve ce dernier plus héroïque, même s'il ne faut pourtant pas trop les comparer car leurs apports et sujets de prédilection sont si différents. Sans avoir complètement perdu mon temps non plus, je ne suis pas certain d'insister sur cet auteur à l'avenir.