Pierre Overney était un ouvrier maoïste de 24 ans, envoyé au casse-pipe par la Gauche Prolétarienne pour en découdre avec tous les opposants au maoïsme, et en particulier envers les gardiens "fascistes" de l'usine Renault, à Boulogne-Billancourt. Lors d'une rixe, un membre du service d'ordre de Renault, Jean-Antoine Tramoni, a sorti son arme et abattu Overney d'une balle en plein cœur, le 25 février 1972. Les années 70 ont elles vu une manipulation politique de fusibles comme Overney pour renverser ou conserver le pouvoir ? Morgan Sportès convoque les parties prenantes de cette affaire, en plus d'un impressionnant travail d'archive, pour tenter de comprendre comment ce drame est arrivé, dans un contexte de terrorisme global grandissant en Europe.
J'avais déjà lu ce roman hybride de 2008, peu de temps après sa sortie, ce qui commence à faire loin. Ce livre avait été important dans ma construction personnelle, en particulier pour ses références bibliographiques généreuses. Sportès, ami personnel de Debord, le citait allègrement et m'a donné la curiosité d'approfondir son œuvre. Le présent roman s’ouvre d'ailleurs sur une citation des "Commentaires" de Guy Debord, appropriée vu le sujet puisqu'elle aborde le sabotage par infiltration d’espions. Je me suis procuré de nouveau ce roman un peu particulier, qui m'avait donc beaucoup plu à l'époque, afin de le relire avec davantage de maturité pour en faire une chronique.
En Chine maoïste, c'est le passé qui est imprévisible. (Jean Pasqualini)
Divisé en trois actes, ce roman constitué de fragment de témoignages, de coupures de presse et de retranscriptions d'audience, permet à Sportès de bien délimiter l'horizon du récit.
Le premier acte donne l'occasion à Sportès de décrire les protagonistes et le bouillon politique post mai 68 dans lequel patauge la France. Il démarre par l’assassinat d’Antoine Tramoni, moniteur d'auto-école et ancien flic privé de l’usine Renault-Billancourt. Celui-ci est un corse ayant participé à la guerre d’Algérie, et supposément membre du SAC. Les NAPAP (Noyaux Armés pour l’Autonomie Populaire) revendiquent l’assassinat de Tramoni. Pierre Overney est en parallèle décrit comme un fils d’ouvriers agricoles, qui s'implique dans le militantisme maoïste avec la Gauche Prolétarienne (GP). Cette organisation est en partie chapeautée par le mystérieux Benny Lévy, alias Pierre Victor, présenté comme étant son chef occulte. Il joue au marionnettiste avec ses membres depuis les locaux de l'Ecole normale supérieure de Paris, rue d'Ulm. Sportès réunit de nombreux témoins ayant de près ou de loin connu Overney: des ouvriers ou des syndicalistes pour la plupart. On voit dès le départ vers où Sportès nous emmène, avec un parti pris évident pour les petites gens ayant servi de douilles aux têtes pensantes.
Parmi ces gauchistes [...], il y en a aujourd'hui qui sont dans des ministères (Bernardini)
Sportès n'a pas tellement besoin de s'impliquer directement dans son écriture pour faire prendre conscience au lecteur que les idéologues sont des hypocrites et des lâches, qui dament leur pion pour accéder au pouvoir. Les témoignages d'anciens ouvriers maoïstes repentis tirent à boulets rouges contre leurs anciens "camarades", qui transpiraient déjà à l'époque la double pensée, et sont devenus des professionnels du retournement de veste.
C'est contre le gauchisme que le gouvernement, la presse, les staliniens [.] tournent leurs sunlights dans une mise en scène du genre de celles des films d'épouvante [...] dans cette dénonciation calculée du superficiel de ce danger, ce qui l'emporte de loin est l'attaque contre le sommet de ce superficiel, l'idiotie vraiment délirante : les maoïstes de la Gauche prolétarienne. (Guy Debord)
Les maoïstes sont décrits comme des énervés, des militants violents en actes et en mots ("la victoire est au bout du fusil" semble être leur slogan le plus populaire). Le socle des ouvriers du mouvement, prêts à en découdre physiquement, est dirigé par des intellectuels tout aussi violents dans leurs idées. Dans quelle mesure cette base a-t-elle été manipulée par ces élites, souvent illégitimes dans leur lutte ouvrière ? Et plus largement, par la police, les renseignements généraux, les politiques en place (Pompidou est au pouvoir). Paupaul, authentique prolétaire, travaillait en particulier comme indicateur de police en tant qu'infiltré au sein du corps décisionnaire de la Gauche prolétarienne.
Jacques Harstrich, des RG, a eu l'intention d'"éliminer immédiatement et en bloc" l'état-major de la GP. Paupaul lui a remis en effet des documents, dérobés aux maos, où il n'est question que de projets de plasticages, d'enlèvements, de hold-up.
Les idiots utiles de la GP servaient des intérêts plus élevés que ne l'étaient leurs ambitions. Ce groupuscule servait notamment à discréditer la gauche dans son ensemble. La tactique du "diviser pour régner" qui damait le pion aux communistes en particulier.
Me Courrège, montre plus de subtilité. C'est au ministère de l'Intérieur qu'il s'en prend dans sa plaidoirie : toute cette mise en scène médiatique autour du procès Geismar et de l'agitation gauchiste n'est-elle pas destinée à assurer dans quelques mois le succès des candidats UDR (gaullistes) aux élections municipales?... La Gauche prolétarienne représente une force dont les services du ministère de l'Intérieur peuvent aisément cerner les contours et établir l'ampleur... On peut aussi se demander si dans cette affaire ils ne jouent pas à un certain jeu qui consisterait à se servir de la GP comme d'un épouvantail destiné à affoler les bourgeois afin de réitérer, lors des prochaines municipales, les manœuvres qui ont été faites après les événements de mai 1968 ?
Pendant ce temps, Pierre Victor, qui est mis sous écoute par les RG, appelle à faire couler le sang, bien planqué à l’école Normale. Il utilise la colère populaire pour tenter de réitérer mai 68 et créer l'étincelle qui servira à la révolution maoïste. Il manipule aussi Sartre, qui est continuellement décrit dans les témoignages du roman comme un vieillard sénile, pour lui donner la légitimité intellectuelle et bénéficier de son aura. "Les Habits neufs du président Mao" de Simon Leys est alors déjà paru, mais Sartre et les maos refoulent la monstruosité du pouvoir Chinois.
Camarades, ça n'est qu'un début, le combat continue! Le pouvoir est au bout du fusil! (Pierre Overney)
La France de 1972 peine à maintenir son unité. C'est dans les ruines de mai 68 que les syndicalistes de la CGT, perçus comme des vendus par les maoïstes, résistent aux attaques de ces derniers. Chez Renault, ce syndicat est majoritaire. Mais les maos, qui ne sont pourtant pas bien nombreux, arrivent pourtant à les déstabiliser grâce à l’extrémisme de leur propagande et de leurs actes. Les leaders du mouvement tentent, par calcul, d'utiliser la main-d’œuvre immigrée au nom du combat antiraciste pour faire imploser l'usine de l'intérieur.
Faut voir ce que sont devenus aujourd'hui les leaders maos, les July! Ces donneurs de leçons... Ils critiquaient les syndicats, ils me balançaient qu'est-ce que vous faites vous, la CGT! A moi qui à l'époque avais déjà dix ans de taule, dix ans de lutte sociale! Et toi, pauvre con, je rétorquais, qu'est-ce que tu fous dans ton coin? (Michel Certano)
Les têtes pensantes maoïstes - Alain Geismar et Benny Lévy sont juifs - souhaitent attirer dans leurs mailles les ouvriers maghrébins en les assimilant au combat pro-palestinien. Un ancien maoïste témoigne:
Pierre Victor, je l'ai rencontré longtemps plus tard, au milieu des années 80, dans un café proche de la fac de Jussieu où il enseignait la philo. Il avait balancé son marxisme-léninisme aux orties et renoué avec le judaïsme de son enfance. Un judaïsme ultra-orthodoxe! Il m'a dit : « Le peuple palestinien n'existe pas. Il n'a pas le droit d'exister. » Par la suite il est devenu rabbin... (Ali Majri)
Le premier acte aura permis à Sportès de bien distinguer deux pôles dans la GP: les prolos qu’on envoie au casse-pipe et les intellos qui tirent les ficelles. Sartre, à moitié gâteux, se voit proposé par Pierre Victor d’effectuer un discours à l’usine Renault, sans réaliser que cette intervention le rendra ridicule aux yeux du public.
… les gauchistes, ils ont la mémoire courte et ils mentent (Pierre Messmer)
Sportès démarre le deuxième acte par la rencontre Nixon-Mao. Il inscrit donc la petite histoire dans la grande. Il convoque Simon Leys en renfort, lui qui fut, en 1971, l’un des pourfendeurs de la Révolution Culturelle maoïste. Cette partie décrit l'escalade vers la violence qui conduira à l'assassinat d’Overney. Elle s'inscrit dans un climat de tension à l'international, où l'ennemi principal reste le bolchévique. Ce qui, pour l'auteur, pose la question de savoir dans quelle mesure les maoïstes ont été eux-mêmes manipulés.
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale en effet, les services américains ont manipulé - et financé à coups de dollars - la gauche et l'extrême gauche anti-soviétiques, dans le cadre de la guerre froide. (Sportès)
Après cette description haletante dont on connait l'issue dramatique, Sportès enchaine vers le troisième et dernier acte de son roman, qui traite des répercussions de la mort d'Overney sur le mouvement gauchiste. La police aura bien fait son travail, en gérant subtilement leurs indicateurs pour minimiser une intervention musclée qui aurait conduit la France dans un bain de sang.
Oui… mais à la fin tout est rentré dans l’ordre. (Commissaire Poiblanc)
Sportès achève l’ouvrage par un tour d’horizon du terrorisme gauchiste qui sévit en Europe, en prenant notamment pour exemple les Brigades Rouges en Italie et la Fraction Armée Rouge en Allemagne. La France a évité de de justesse un embrasement populaire violent, mais à quel prix ? Il rend visite à la tombe d’Overney au Père Lachaise, oublié et aussi mort que la pensée contestataire de gauche…
Concernant l’écriture du roman, je ne peux pas rendre compte de l'énorme travail d'archive, de recueil de témoignage et de documentation, qu'en laissant Sportès la décrire lui-même:
Ce livre n'a pas vraiment d'auteur. La technique littéraire que j'ai utilisée ici est très particulière : je me suis contenté de faire dialoguer entre eux des témoins de l'époque. Ce sont leurs discours respectifs, chargés de toute leur subjectivité, leur passion, leur mauvaise foi peut-être, que j'oppose. Puzzle, habit d'Arlequin, collage cubiste fait de confidences orales, de lambeaux de journaux, de revues, de films... J'ai organisé un récit avec des bouts de discours cousus les uns aux autres. Là est le paradoxe... Par ailleurs, comme on l'aura remarqué, je me suis efforcé de multiplier les points de vue, de faire parler des personnes qui, dans cette affaire, n'ont guère été interrogées, ouvriers, parmi lesquels des immigrés, militants maos de base, communistes, cégétistes, trotskistes, mais des cadres de Renault aussi, des policiers, des politique... J'ai bien sûr jugé inutile de donner la parole à certains individus, ex-activistes, qui ont construit leur position sociale et médiatique sur des falsifications, et qui n'ont rien a dire qu'on ne sache déjà: leurs bobards! F. Hayek appelait ces personnages des « colporteurs professionnels d'idées d'emprunt »...
Il y a donc un effet Rashōmon dans cette multiplication de points de vue. La mort d'Overney s'interprète différemment selon les individus impliqués. Même si le parti pris d'occulter certains témoins, comme Sportès l'explique dans l'extrait précédent dévoile pourtant son positionnement. Je n'ai pourtant pas trouvé cela trop malhonnête de sa part dans la mesure où il donne la part belle à des voix oubliées. Je pense en particulier aux témoignages d'anciens ouvriers (maoïstes ou pas) dont on a trahi l'engagement social. Il y a une colère chez eux qui persiste encore aujourd'hui, et qui s'est peut-être même aggravée...
Compte tenu du choix d'écriture du roman, il aurait très bien pu être illisible tant les interlocuteurs sont nombreux et leur hiérarchie complexe. Mais il est au contraire très clair, et facile à lire, pour qui a une petite culture de gauche et de ses figures de proue. J'ai lu ce "roman" d'une traite, aussi passionnément que lors de ma première lecture.