En pleine seconde guerre mondiale, le gouvernement américain engage J. Robert Oppenheimer dans une course contre la montre pour concevoir une bombe atomique capable de mettre un terme au nazisme. C'est à Los Alamos dans le désert du Nouveau-Mexique que ce physicien reconnu pour ses travaux précurseurs sur les trous noirs va contribuer à changer le cours de l'histoire. Mais la lourde responsabilité imposée par cette invention destructrice plongera Oppenheimer dans la tourmente. Ce dernier subira en particulier l'opprobre d'un gouvernement hostile envers ses relations avec des communistes. C'est sur ce contexte brûlant que Christopher Nolan adapte au grand écran l'ouvrage "American Prometheus : The Triumph and Tragedy of J. Robert Oppenheimer », de Kai Bird et Martin J. Sherwin.
Je m'attendais dès la première scène à voir Oppenheimer filmé l'air grave et torturé par le doute, avec cette mention initiale facile au mythe prométhéen. Sa formation scientifique est tout d'abord évoquée sous cet angle. On le suit en Angleterre où il échoue pour se former au plus grand bouleversement de la physique du vingtième siècle: la théorie de la relativité et ses conséquences sur la compréhension de l'univers et des particules. Oppenheimer souffre du mal du pays et des brimades de son professeur de chimie, qui le déconsidère comme chimiste. Mais son acharnement à se hisser au sommet de la connaissance scientifique le pousse à rencontrer les plus brillants cerveaux de l'époque: Niels Bohr, Alfred Einstein ou Kurt Gödel. Son orgueil lui permet de surmonter un état névrotique que j'imagine aussi imputable à la gueule de bois de l'après-guerre. Nolan filme Oppenheimer fasciné par les peintures déstructurées de Picasso, dont cette "Femme assise aux bras croisés" représentant une femme blême, au visage cassé. Il n’est de plus pas anodin de le surprendre à lire "The Wasteland" de TS Eliot et de se passionner pour les révolutions artistiques, philosophiques et politiques de son temps. Il y a donc dès le départ un malaise interne qu'Oppenheimer comble en s'orientant vers un idéalisme total. C'est par ce biais qu'il surmonte sa condition maladive, en s'entourant de personnes stimulantes sur tous les plans, y compris sur le plan idéologique: il soutient la cause révolutionnaire lors de la guerre civile en Espagne et fréquente les relations communistes de son frère Frank. Cela lui sera reproché et ses sympathies politiques deviendront plus tard son talon d'Achille... L'idéalisme qui le sauve de la torpeur sera ensuite bouleversé par son implication avec le gouvernement américain.
On peut distinguer trois moments dans ce film: la phase d'apprentissage qui décrit sa formation intellectuelle, la construction effective de la bombe atomique à Los Alamos et, pour finir, les conséquences de ses actions sur le monde et pour lui-même. Le doute d'Oppenheimer au cours de ces phases constitue le sujet sous-jacent du film, comme le fil conducteur de son action. On le verra douter de ses capacités intellectuelles auprès de ses pairs, de son statut familial et sentimental, de ses responsabilités lors de la création effective de la bombe atomique et de l'utilité de sa médiation auprès du gouvernement après les bombardements d'Hiroshima et Nagasaki. Malgré cette chronologie, Nolan fait voler en éclat le principe même du biopic et s'approprie son sujet en choisissant une mise en scène non-linéaire. Car il ne se contente pas de livrer une histoire, mais ajoute au récit cinématographique sa touche personnelle, en proposant un concept comme seul lui en est capable.
Le principe d'action-réaction est au cœur de la mise en scène de Christopher Nolan. Il l'utilise pour décrire tous les stades de la vie d'Oppenheimer: dans les fondements scientifiques sur lesquels il travaille au niveau atomique, dans les conséquences de la création de la bombe sur sa carrière et même dans sa vie sentimentale. Cela en est parfois grossier, en particulier lorsque Nolan filme une scène de sexe explicite où Jean Tatlock psychanalyse Oppenheimer, et finit par lui fait lire en sanskrit la maxime du Bhagavad Gita qu'il a popularisé ("Now I Am Become Death, the Destroyer of Worlds"). Cet appel du pied au concept freudien d’Éros et Thanatos comme pulsion de vie et de mort est un peu facile, même si on pourrait aller loin dans l'interprétation avec l'attraction du sexe et la répulsion de la mort qui semble coller au sujet atomique. On retrouvera ce point plus tard dans le film, avec la création effective de la bombe atomique, porteuse de mort à grande échelle, issue du désir du scientifique de rester dans la postérité. Il y a pourtant quelque chose de malin de la part de Nolan lorsqu'il décrit les forces d'attraction qui gouvernent la vie d'Oppenheimer sur le modèle de l’atome, à la fois constitutives de l’être humain mais qui, fissuré par bombardement, peut libérer une énergie destructrice.
L'histoire semble donc présenter deux fissures: celle de l’atome pour la création de la bombe, mais aussi celle de la psyché d’Oppenheimer qui est à la fois torturé par son orgueil et sa responsabilité dans la création d'une arme de destruction massive. Le film mise, on l'a vu dès le départ, sur ce point précis: ses tourments de jeunesse le suivront toute sa vie. On retrouve aussi cette dualité lorsque Nolan présente le chassé-croisé entre Strauss et Oppenheimer. Le premier ne digère pas l'humiliation provoquée par le second, tout comme il a pu provoquer la disgrâce d'Oppenheimer par ses manipulations. Une photographie monochrome est de plus utilisée pour narrer le point de vue de Strauss. Cela permet à Nolan à la fois de distinguer les deux temps du récit, mais probablement aussi de rappeler que ce dernier est tombé dans les oubliettes de l’histoire. Lewis Strauss subira au final les conséquences de ses actes lorsqu'il manipulera son entourage pour le discréditer... Seul Oppenheimer accède au final à la postérité.
Qui est-ce qui va raconter cette histoire ?
Il y a dans ce film quelques facilités de la part de Nolan pour en faire blockbuster qui passe bien auprès du grand public. Et malgré l'ingéniosité dont il fait preuve pour s'approprier ce genre qu'est devenu le biopic, on sent qu'il se perd un peu à trop vouloir proposer du concept comme il le propose habituellement. Cela laisse un sentiment d'inachevé, comme un brouillon avec de bonnes intentions mais une forme parfois racoleuse. Car ce mastodonte cinématographique (casting ahurissant, matraquage commercial bourrin) aurait pu être plus subtil dans sa gestion de la mise en scène et son utilisation de la musique, trop appuyée et pataude sur certaines scènes. Il y a de bonnes idées et intentions dans la manière dont Nolan traite son sujet, mais il déploie trop facilement l'artillerie lourde pour mettre en forme son propos.
Pour autant, malgré ces pesants défauts, Nolan réussit encore une fois à provoquer chez le spectateur un questionnement, une discussion, ce que je ne vois que trop rarement au cinéma ces derniers temps. Mes interprétations précédentes, justes ou pas, en attestent. Je n'ai presque pas vu passer les 3h du film, et j'en ressors une nouvelle fois globalement conquis. Notamment par le jeu de Cillian Murphy - très convaincant dans le rôle d'Oppenheimer - et la prestation sympathique de Robert Downey Jr dans le rôle de Lewis Strauss, qui réussit à faire taire les mauvaises langues sur ses choix cinématographiques douteux aux studios Marvel. On sent que Nolan s'est bien accaparé le sujet et maîtrise la photographie, le concept et la mise en scène. Mais ne serait-il pas tout simplement désemparé face à une super production qui le dépasse en voulant proposer plusieurs niveaux de lecture aux spectateurs ?