Les gens comprennent tous l'utilité de ce qui est utile, mais ils ignorent l'utilité de l'inutile. (Zhuang Zi)
J’avais lu "Orwell ou l’horreur de la politique" et je n’avais malheureusement pas gardé de trace de cette lecture. Je me souviens par contre avoir apprécié l’écriture de Leys. Le Studio de l’inutilité fait référence une collocation dans laquelle Leys a vécu en Chine, nommée à partir de l’idée que les « talents des hommes vraiment supérieurs (et promis à un brillant avenir) doivent rester cachés ». Il s’agit d’une collection de textes de sources diverses et regroupés par thème, soit trois sections: littérature, Chine et la mer.
La section littéraire démarre par un texte nommé "Belgitude d’Henri Michaux". Michaux est un écrivain et marin que je ne connais pas. Ce qu'il y a de fantastique avec Leys, c'est que c'est tellement bien écrit que l'on se retrouve très vite fascinés par les personnalités qu'il présente. Il assure brillamment un rôle de médiateur culturel, et réussit pleinement à donner envie au lecteur de s'intéresser aux sujets qu'il traite. A propos de Michaux s'étant fourvoyé dans le maoïsme, Leys écrit:
Comment cet esprit irréductiblement indépendant a-t-il pu docilement accepter une propagande que des criminels dictaient à des crétins ? Comment ce poète d'une absolue originalité peut-il devenir un ventriloque qui pense en clichés et écrit en slogans ? Comment ce génie de l'insolence peut-il se mettre à genoux pour agiter l'encensoir ?
Michaux est devenu français au sens propre et figuré, c’est-à-dire « qualifié pour délivrer des brevets de bonne conduite ». Simon Leys est belge lui-même, ce qui lui permet de se fendre d'une pique à l'égard des français orgueilleux. Il y a justement une différence fondamentale dans sa belgitude qui lui empêche presque congénitalement de brailler par fierté comme le font systématiquement les "intellectuels" français.
Aucune activité humaine vraiment importante ne saurait être poursuivie d'une manière simplement professionnelle. C'est ainsi, par exemple, que l'apparition du politicien professionnel marque un déclin de la démocratie - puisque dans une démocratie authentique, l'exercice des responsabilités politiques est le privilège et le devoir de chaque citoyen.
Leys aborde ensuite Chesterton par ses écrits journalistiques et romanesques. La foi des deux auteurs semble feutrée, ce qui est plaisant, car non prosélyte. Leys défend à travers l'auteur anglais une certaine idée de la culture, non élitiste, vivante et positive.
Pour Chesterton, le seul fait d'être est tellement miraculeux en soi, que nul malheur ne saurait ensuite nous dispenser d'éprouver une sorte de gratitude cosmique.
Orwell est ensuite évoqué dans son intimité, via ses lettres et journaux. On y décèle à travers les fragments sélectionnés par Leys une certaine excentricité, une amour inconditionnel pour la nature, une curiosité de tous les instants, mais aussi et surtout cet humanisme qui s'exprime par son anti-totalitarisme.
Dans la mesure où elles traitent de politique, ses lettres se concentrent sur le combat antitotalitaire. Dans ce domaine, l'attitude d'Orwell présente trois traits remarquables : une saisie intuitive des réalités concrètes; une approche non doctrinaire de la politique, allant de pair avec une profonde méfiance à l'égard des intellectuels de gauche; un sentiment de l'absolue primauté de la dimension humaine.
Trois points que j’ai récemment retrouvés à la lecture de "Catalogne Libre". Méfiance envers l’idéologie et les intellectuels, trop enclins selon Leys à verser dans le totalitarisme. Ce qu'il identifiera plus tard du maoïsme avant tout le monde. Il y a chez lui aussi un mépris de l’intellectuel de gauche qui explique probablement sa proximité avec l’auteur anglais de "1984".
Leys aborde plus loin le parcours de Victor Segalen, Brestois d'origine. Ce dernier était à la recherche d’un "ailleurs" en Polynésie et en Chine, faussé par un tempérament colonialiste rapporté par Leys qui m'a beaucoup déçu. En effet, sa réification de la vahiné ou son mépris du Chinois en attestent. Et pourtant il y a probablement un talent poétique chez lui qui explique que Simon Leys ait pris comme pseudonyme le titre d’un livre de Segalen ("René Leys"). Je retiens cette phrase, qui résonne en moi, citée par Leys tout à la fin de sa revue:
Les choses vraiment intimes ne s’écrivent jamais. (Victor Segalen)
Plus érudit et confidentiel, Leys présente le parcours de Czesław Milosz, écrivain polonais ayant subi le totalitarisme. Je retiens de cet auteur que je ne connais pas la citation suivante:
L'horreur est la loi du monde des créatures vivantes, et l'objet de la civilisation est de masquer cette vérité. (Milosz)
A partir de la deuxième section consacrée à la Chine, Leys montre davantage l'étendue de ses connaissances en sinologie en décrivant le parcours de Liu Xiaobo, dissident dont le constat sur l'occident me rappelle Zinoviev.
Si, pour un instant, nous prenons un peu de recul devant la civilisation occidentale, nous pouvons voir qu'elle présente tous les défauts propres à l'humanité dans son ensemble. (Liu Xiaobo)
Xiaobo rapporte que le sexe et la violence deviennent de plus en plus populaires en Chine, pour empêcher les nouvelles générations de rendre le pays plus démocratique. Cet effondrement moral est, pour Xiaobo comme pour Leys, dû à des années de maoïsme, qui ont achevé de décerveler le peuple Chinois. La tradition millénaire semble perdue et les préceptes des arts chinois comme reflétant la qualité humaine sont effacées. En Chine, une œuvre est jugée bonne si l’artiste est moralement bon. Il y a une défiance de Leys envers le communisme qui n'apparaît pas particulièrement viscérale. Elle est en tout cas suffisamment nuancée pour que ce ne soit pas gênant.
L'histoire contemporaine nous enseigne qu'il suffit d'un malade mental, de deux idéologues et de trois cents assassins pour s'emparer du pouvoir et bâillonner des millions d'hommes. (Kazimierz Brandys)
Leys aborde un sujet indirectement lié à la Chine, mais satellite par le communisme d'inspiration maoïste de Pol Pot et des khmers rouges. Le compte rendu de lecture que fait Leys d'un ouvrage sur le sujet est effrayant de barbarie. Ce dernier nous rappelle le point capital suivant:
Il y a une erreur dont nous devons nous garder : le récit du génocide cambodgien frappe l'imagination et la sensibilité par son horreur; mais, justement parce que cette horreur est insoutenable, nous ne sommes que trop tentés de l'évacuer de notre conscience, en considérant que cet épisode est lointain et exotique, qu'il nous est totalement étranger - il pourrait aussi bien relever d'une autre planète. En fait, c'est aussi de nous qu'il s'agit dans cette histoire.
Il y a chez Leys une précision dans ses choix de mots, dans ses citations et anecdotes relevées au cours de ses lectures. C’est de plus un conteur hors pair, et son humanisme me séduit. J’ai vraiment le sentiment de reprendre positivement mes cours de français tellement c’est bien écrit et structuré. Je lis quelque chose de décisif dans ma construction intellectuelle: des synthèses, compte-rendu et récits d’un érudit qui frappe par son humilité, en plus d'avoir une posture morale incroyable et apte à déjouer le danger totalitaire dans son ensemble. Je retrouve dans ces écrits brillants tout ce qui me fascine chez Orwell, et que je résumerais avec cette dernière citation:
Les impostures intellectuelles et les charlataneries à la mode requièrent d'habitude une phraséologie prolixe et un jargon obscur, tandis que les valeurs essentielles peuvent généralement se définir de façon claire et simple.