Petit Rouge

Catalogne libre - George Orwell

26/05/2023

TAGS: orwell, essai, histoire, anarchisme

Trouvé dans une boîte à livre du Pré Saint Gervais, sous l'ancien titre de sa première parution française de 1955 moins évident que l’actuel, cela faisait longtemps que je devais lire cet "Hommage à la Catalogne". Compte-rendu de la guerre civile espagnole de 1936, paru en 1938, ce témoignage de la même trempe que "The road to Wigan pier" (qui rendait compte de la condition ouvrière en Angleterre), est longtemps resté dans ma pile de livre à lire.

J'étais venu en Espagne dans l'intention d'écrire quelques articles pour les journaux, mais à peine arrivé je m'engageai dans les milices, car à cette date et dans cette atmosphère il paraissait inconcevable de pouvoir agir autrement.

En 1936, les anarchistes et les communistes combattent le fascisme de Franco en Catalogne. Orwell perçoit pour la première fois de sa vie que la classe ouvrière joue son destin révolutionnaire. Il constate la collectivisation de tous les corps de métier et une atmosphère de camaraderie qui ressemble à la naissance d’un état prolétarien. Mais les bourgeois se sont juste effacés pour se déguiser en prolétaires. Orwell arrive pourtant à Barcelone avec une foi inébranlable dans la révolution et l’avenir du peuple ouvrier. Engagé dans une milice affiliée au POUM (Parti Ouvrier d’Unification Marxiste), il attend d’être formé à la caserne Lénine. Résolument antifasciste, son engagement bute rapidement sur le manque de moyens flagrant des milices inexpérimentées. Malgré une camaraderie optimiste et solidaire, j'ai pourtant relevé des résidus de germes inégalitaires envers les femme s’étant enrôlées dans les milices dans les descriptions initiales d'Orwell. La révolution reste une affaire d’hommes, la femme d’Orwell l’attend sagement à l’hôtel.

Dans l'espace d'un jour ou deux à peine, il y eut déjà une vingtaine de miliciens pour m'appeler par mon prénom, me passer des tuyaux et me combler de gestes d'hospitalité. Ce n'est pas un livre de propagande que j'écris et je ne cherche pas à idéaliser les milices du P.O.U.M. Le système des milices tout entier présentait de graves défauts, et les hommes eux-mêmes formaient un ensemble hétéroclite, car à cette époque le recrutement volontaire était en baisse, et beaucoup d'entre les meilleurs étaient déjà sur le front ou tués.

Orwell ne maîtrise pas la langue espagnole, et encore moins le catalan. Les premiers chapitres sont descriptifs et rendent compte de la mentalité révolutionnaire espagnole. Il est très vite partagé entre l'amateurisme militaire des catalans et la solidarité qui pourrait les transcender.

Les Espagnols sont capables de beaucoup de choses, mais pas de faire la guerre. Ils plongent dans la consternation tous les étrangers sans exception par leur incompétence et surtout par leur inexactitude, à rendre fou.

Sans être particulièrement préparés à affronter les fascistes de Franco, Orwell s'engage, malgré le manque de moyens, sur le front dans la région d'Aragon. Les compagnons de milice d’Orwell ne sont que des gosses, qui n’ont en apparence rien de soldats. Des amateurs sans moyens, mais résolus à en découdre avec le fascisme.

Nous étions à présent à proximité du front, assez près pour sentir l'odeur caractéristique de la guerre : d'après mon expérience personnelle, une odeur d'excréments et de denrées avariées.

Orwell est à l’avant-poste des premiers affrontements contre le fascisme. L'Europe bascule lentement mais sûrement dans l'extrême droite, et la seconde guerre mondiale semble inéluctable. Même si l’ennemi est identifié, on retrouve chez Orwell le même respect pour l’humain derrière le fasciste, qui me rappelle celui de Tardi envers l’allemand. Je suis toujours admiratif envers cet auteur qui se montre toujours respectueux envers les petites gens qui subissent la marche de l'histoire.

Il me faut dire en passant que durant tout le temps que j'ai été en Espagne, je n'ai vu que très peu de combats.

Engagé dans une drôle de guerre, sans combats, au sein d'une armée sans grades et sans armes potables, Orwell doute de la capacité des milices à concrétiser la révolution. Les premiers chapitres décrivent l’inaction des troupes. Le théâtre des opérations semble se dérouler ailleurs.

Comment diable une armée de ce genre pourrait-elle gagner la guerre ?

Mais malgré tout ses défauts, la différence fondamentale des milices révolutionnaires avec l’armée franquiste tient à l'engagement volontaire et à la solidarité sans faille entre ses membres:

Dans une armée prolétarienne, la discipline est, par principe, obtenue par consentement volontaire. Elle est fondée sur le loyaliste de classe, tandis que la discipline d'une armée bourgeoise de conscrits est fondée, en dernière analyse, sur la crainte.

Orwell a l’expérience de l’armée britannique: en tant que conscrit il a été habitué à l’ordre militaire. Mais malgré le désordre, l’armée révolutionnaire est pour lui meilleure et plus légitime dans ses fondements. Fin observateur, Orwell est le témoin direct d'un soulèvement révolutionnaire, mais il semble au final pas tout à fait convaincu que la collectivisation des terres s’est faite et que les propriétaires terriens ont disparus dans les zones acquises au POUM et aux anarchistes.

Les milices ouvrières, du fait qu'elles étaient levées sur la base des syndicats et composées, chacune, d'hommes ayant à peu de chose près les mêmes opinions politiques, eurent pour conséquence de canaliser vers une seule même portion du territoire tout ce que le pays comptait de sentiments les plus révolutionnaires. J'étais tombé plus ou moins par hasard dans la seule communauté de quelque importance de l'Europe occidentale où la conscience de classe et le refus d'avoir confiance dans le capitalisme fussent des attitudes plus courantes que leurs contraires.

Orwell, bien que dépité de ne pas participer plus directement au conflit militaire, réalise pourtant que ce temps passé en Catalogne lui permet de vivre une expérience rare, à savoir la naissance d’un embryon de pays authentiquement socialiste. Le sens de la camaraderie dont il fait l’expérience le distingue de fait avec l’intellectuel, trop occupé à théoriser la science politique.

Je n'ignore pas qu'il est de mode, aujourd'hui, de nier que le socialisme ait rien à voir avec l'égalité. Dans tous les pays du monde une immense tribu d'écrivassiers de parti et de petits professeurs d'Université papelards sont occupés à « prouver » que le socialisme ne signifie rien de plus qu'un capitalisme d'État plus planifié et qui conserve entièrement sa place comme mobile à la rapacité.

Orwell vit directement le socialisme en Espagne, et son témoignage ne s’inscrit pas dans cette paperasse qu’il semble mépriser. Mais en revenant du front, Orwell réalise que Barcelone a changé: la ville s’est de nouveau embourgeoisée, en l'espace de quelques mois. Pour lui la messe est dite: le pouvoir prolétarien est une cause perdue. Il constate que l'Espagne avance à deux vitesse. Une qui se bat et l’autre indifférente, qui attend impatiemment la fin de la guerre.

On eût dit, à en croire presque toute cette propagande, qu'il y avait quelque chose de déshonorant à être parti au front comme volontaire et quelque chose de louable à avoir attendu d'être enrôlé par la conscription. N'empêche que pendant tout ce temps c'étaient les milices gui tenaient le front, cependant que l'Armée populaire s'aguerrissait à l'arrière, mais c'était là un fait dont les journaux étaient tenus de parler le moins possible. On ne faisait plus défiler dans les rues de la ville, tambours battants et drapeaux déployés, les détachements de milices retournant au front. On les escamotait en les faisant partir furtivement, par train ou par camions, à cinq heures du matin.

Orwell fait donc l’expérience de la propagande. Il constate que les bourgeois se travestissent en prolétaires, ce qui m’a rappelé la gauche prolétarienne française décrite par Morgan Sportès dans "Maos". Il est de plus en plus conscient de l’antagonisme entre anarchistes et communistes. Il respecte davantage les premiers, et se méfie grandement des seconds, trop directement influencés par la bureaucratie soviétique. Il est d'ailleurs déjà question pour lui de constater la manipulation du langage, primordial en temps de guerre: Orwell a dorénavant conscience que l’histoire peut être réécrite. Cela préfigure les thématiques centrales de "La ferme des animaux" et de "1984" Il constate une ahurissante désinformation pendant la guerre civile, généralement relayée par des agents provocateurs ou des journalistes qui professent d'énormes mensonges politiques.

Le gros agent russe retenait dans les encoignures, l'un après l'autre, tous les réfugiés étrangers pour leur expliquer de façon plausible, que tout cela était un complot anarchiste. Je l'observais, non sans intérêt, car c'était la première fois qu'il m'était donné de voir quelqu'un dont le métier était de répandre des mensonges - si l'on fait exception des journalistes, bien entendu.

Et, plus loin:

Presque tous les comptes rendus de journaux publiés à l'époque ont été forgés de loin par des journalistes, et ils étaient non seulement inexacts quant aux faits, mais à dessein fallacieux. Comme d'habitude, on n'avait laissé parvenir jusqu'au grand public qu'un seul son de cloche.

A son retour à Barcelone, l'atmosphère est donc trouble, et tout le monde craint la délation. La guerre semble déjà perdue pour beaucoup. Un climat de méfiance s'installe envers les miliciens, y compris pour les communistes. La guerre s'effectue désormais sur le terrain de l’information par la propagande. Ce que relève Orwell de la guerre à ce sujet est précieux et valable pour nous aujourd’hui. La menace fasciste ne s’explique que par un jeu politique où la démocratie est lentement mise à mal. La division politique de l’Espagne est un terrain propice à un basculement progressif vers l’extrême droite. Ce que l'on pourrait tout à fait appliquer en France aujourd'hui.

Personne de sensé ne s'imaginait qu'il y aurait aucun espoir de démocratie, même au sens où nous l'entendons en Angleterre et en France, dans un pays aussi divisé et épuisé que le serait l'Espagne une fois la guerre terminée. Il y aurait fatalement une dictature, et il était clair que l'occasion favorable d'une dictature de la classe ouvrière était passée.

Avec le soutien des grands propriétaires terriens et des millionnaires, Franco peut garantir son accès au pouvoir. Orwell craint le fascisme, et ne se fait déjà plus d’illusions sur le communisme. Il y a dans cette expérience espagnole une compréhension plus large du danger totalitaire que par le seul fascisme.

Touché par une balle au niveau du coup. Il s’en sort avec beaucoup de chance. Après un temps de convalescence, il récupère l’usage de la parole, ses cordes vocales ayant été amochées. Démobilisé, il doit désormais se frayer un chemin dans le marasme qu'est devenu Barcelone, où les informations sérieuses sont rare et le climat de chasse aux sorcières des anarchistes réel. Le POUM finit d'ailleurs par être interdit et ses membres progressivement incarcérés par la police. Les informations divergent et les arrestations sont nombreuses. La République Espagnole supprime ce parti dévoué à la lutte contre le fascisme, pour le motif extravagant d’être à la solde des fascistes. Il y a encore un rappel important à faire sur la situation politique française actuelle. La stigmatisation de la gauche radicale ouvre un boulevard à l’extrême droite, comme le remarquait déjà Orwell à l'époque.

Au cas où je ne vous l'aurais pas déjà dit précédemment au cours de ce livre, je vais vous dire à présent ceci. méfiez-vous de ma partialité, des erreurs sur les faits que j'ai pu commettre, et de la déformation qu'entraine forcément le fait de n'avoir vu qu'un coin des événements. Et méfiez-vous exactement des mêmes choses en lisant n'importe quel autre livre sur la guerre d'Espagne.

L'auteur fait preuve d'une incroyable autodéfense intellectuelle, et bien qu'invitant le lecteur à le mettre en garde contre sa propre impartialité, n'a de cesse de lutter pour la vérité des faits avec ses écrits. Orwell achève son récit par une crainte de la guerre mondiale. Elle semble lointaine une fois retourné en Angleterre, mais la clairvoyance qu’il a acquise en Espagne lui fait craindre le pire pour l'Europe.

Les deux appendices insistent davantage sur le caractère politique de la guerre en Espagne, là où le récit principal s’attachait exclusivement à rendre compte du fait militaire. Il remarque que L’Espagne est le premier pays d'Europe à s’opposer frontalement au fascisme. L’Italie, l’Allemagne et le Japon ont eu un boulevard pour prendre les rênes du pouvoir et initier une chasse aux sorcières envers leurs opposants politiques. Cet hommage à la Catalogne se justifie donc par l'audace et le courage de ce peuple à s'insurger immédiatement contre ce danger, contrairement aux pays retardataires européens.

Ce qui avait eu lieu en Espagne, en réalité, ce n'était pas simplement une guerre civile, mais le commencement d'une révolution. C'est ce fait-la que la presse antifasciste à l'étranger avait pris tout spécialement à tâche de camoufler. Elle avait rétréci l'événement aux limites d'une lutte « fascisme contre démocratie » et en avait dissimulé, autant que possible, l'aspect révolutionnaire.

Une révolution niée par crainte d’un effet de poudre en Europe. Les anarchistes et syndicalistes finissent pas être de plus en plus isolés politiquement, jusqu’à l’hégémonie du communisme. La méfiance grandissante d’Orwell vis à vis du communisme sous impulsion russe lui permet de réaliser que le communisme a sapé les espoirs de révolution en Espagne. Et tout le monde y aura perdu, même les communistes.

En réalité ce furent les communistes, plus que tous les autres, qui empêchèrent la révolution en Espagne. Et, un peu plus tard, quand les forces de l'aile droite furent pleinement au pouvoir, les communistes se montrèrent résolus à aller beaucoup plus loin que les libéraux dans la persécution des leaders révolutionnaires.

Orwell énumère ensuite les lignes politiques des partis principaux qui sont intervenus pendant la guerre en Espagne. Il en profite par la même occasion d’expliquer son cheminement de pensée. Apte à déconstruire le discours propagandiste, Orwell finit ses appendices par une remarquable déconstruction du discours propagandiste et mensonger de l'époque.

"Catalogne libre" est un remarquable essai historique qui explique la vision d'Orwell du danger totalitaire. Incroyable de clairvoyance et d'esprit critique, cet ouvrage brûlant d’actualité est à relire sans modération. Il y a chez lui une extraordinaire capacité à douter des discours officiels et à remettre en question les chiffres et faits avancés par les différentes forces impliquées dans cette guerre civile. La clarté de langage utilisé par Orwell est déconcertante. Il y a une volonté de se faire comprendre par tout le monde qui est rare et mérite d'être soulevée, à une époque où le trop plein d'information s'accompagne d'une perversion des mots qui est représentative d'une déliquescence de la démocratie. Je regrette amèrement de ne pas avoir lu cet ouvrage précieux plus tôt, car il m'aurait été très utile pour déconstruire le discours fallacieux d'aujourd'hui et aiguiser mon esprit critique. Il me permet aussi de valider des convictions anarchistes que j'avais presque oubliées. "Catalogne libre" est un classique absolu que je relirai à l'avenir avec plaisir.