Petit Rouge

À la ligne - Joseph Ponthus

18/04/2023

TAGS: ponthus, roman, social

Sous-titré « Feuillets d’usine ».

Un littéraire, ancien éducateur spécialisé, à l’usine ? Au départ cela m'a semblé peu crédible. Mais en repensant à mon propre parcours je me suis finalement dit que c'était tout à fait possible. Cela se déroule en région lorientaise. Autre clin d’œil.

L’usine m’a eu

La première partie décrit le travail à la chaîne dans une usine de poisson. Ça m'a parlé, évidemment. Le style d’écriture m'a fait penser à quelque chose que je connais personnellement, avec des phrases lapidaires, minimalistes. Mais sous la forme d’un poème en prose à la Artaud.

Quelle part de machine intégrons-nous inconsciemment dans l'usine

L'homme comme machine. Il y a dans certaines phrases de Ponthus la marque de la déshumanisation. L'ouvrier semble ne plus être complètement vivant. Un robot dénué de pensée qui effectue des gestes répétitifs. C'est ce qui amène l'auteur à se remémorer des souvenirs de lecture, en particulier d’Apollinaire. Ou alors des paroles de chanson de Trenet et Brel. Ils accompagnent la rêverie indispensable de l'ouvrier emprisonné, corps et âme. L'absurdité du monde ouvrier, l'aliénation du travail abrutissant sont rapidement mis en exergue. Des kilos de bouffe industrielle qui finiront soit aux chiottes soit à la poubelle. Des heures et des nuits à dépiauter du poisson, égoutter du tofu ou trier de la carne. L’écriture apparait donc comme l'exutoire pour ne pas sombrer dans la folie. Pour avoir vécu le travail à l'usine je sais que Ponthus écrit juste. Et chaque petite rétribution aide à achever la journée. A propos d'un vol de langouste à l'usine, l'auteur écrit:

C'est rien que de la réappropriation ouvrière

Les protagonistes sont anonymes. Ils travaillent dans une usine sans nom. La main d’œuvre est interchangeable. Mais au cours de la deuxième partie de l'ouvrage, les visions d’horreur à l’abattoir choquent et permettent à l'ouvrier de se rappeler de son humanité. Il s'agit bien d'un roman social. Avec des références parfois érudites, parfois populaires. C’est en tout cas une manière de mettre sur le même pied d’égalité différentes cultures, qui semblent parfois éloignées entre elles.

L’usine bouleverse mon corps

Je vois encore, dans la description du corps et de la douleur qui lui est associée, un rappel poétique à Artaud. Un corps qui subit et souffre, une âme en peine qui lutte contre l'ennui et l'aliénation.

Et puisse le temps qui efface tout ne pas me faire oublier trop vite vos visages et vos voix Vos noms et la noblesse de votre travail Mes camarades Mes héros

L’entraide et le respect entre les ouvriers, dans la douleur. Les petites gens qui triment comme des chiens. Je pense à eux, que j’ai moi-même croisé lors de différents passages à l’usine de bouchons de plastique de Guidel, à l’abattoir de volaille de Plouay ou au port de pêche de Lorient. Ceux qui vont devoir se saigner jusqu’à une retraite de plus en plus lointaine à l'heure où des élites déconnectées en repoussent l’âge limite.

Usine tu n’auras pas mon âme

Il y a donc de l'entraide, mais une conscience de classe émoussée, rarement exprimée. L’usine abrutit et éteint tous les feux de révolte. Ces travailleurs qui souhaitent la fin du travail. La fin du cauchemar en somme.

Longtemps j’ai eu peur de devenir fou

Ponthus, ancien dépressif ? Cette histoire est encore plus poignante que prévu. Elle me touche énormément. J’en ai eu envie de pleurer.

Les vers libres en prose semblent être une coquetterie d'artiste aux premiers abords. Mais elles donnent pourtant un dynamisme incroyable lors de la lecture. En supprimant la densité d'une prose plus classique, avec retours à la ligne, j'ai trouvé que Ponthus arrivait à transmettre de manière plus percutante son propos et ses émotions. Le retour à la ligne, sans ponctuation, semble n'être qu'un jeu de mot avec le travail sur la ligne. Mais il permet pourtant de rendre compte de la répétition des gestes. Il y a toute l'absurdité du Sisyphe de Camus dans ces gestes répétés à l'infini. L'absence de ponctuation indique qu'il n'y a jamais de fin de ligne. Que le travail à la chaine ne s'arrête tout simplement jamais.

Livre dévoré. Complètement happé par le récit. Enorme claque.