Petit Rouge

Les Sentiments du prince Charles - Liv Strömquist

29/03/2023

TAGS: stromquist, bd, feminisme

Cette bande dessinée féministe est apparemment extrêmement populaire, notamment dans son pays de publication la Suède. L'autrice part à l’assaut du mâle blanc dominant pour interroger le lecteur sur les relations amoureuses hétérosexuelles. Elle y décortique la psychologie du patriarcat en mettant en évidence les schémas d’identification des hommes et des femmes au rôle que la société leur impose. Les premières séquences présentent l'homme comme incapable de livrer ses émotions, en particulier aux femmes. Inversement les femmes apparaissent comme des éponges à sentiments. En décernant le prix de la meilleure bobonne, Strömquist disserte avec un humour corrosif sur le statut de la femme dans les relations hétérosexuelles.

Strömquist invoque de nombreuses figures populaires comme Whitney Houston, pour expliquer pourquoi les femmes sont déboussolées par leur sentiments. Ce que la société attend d’elles et leur impose reste foncièrement inégalitaire. L’homme est sensé être indépendant par essence. La femme elle, doit être gentille et à l’écoute. En d’autre termes, elle doit s’effacer et s’accommoder d’hommes fuyants, ressentant pourtant la nécessité physique de se rapprocher d’elles.

En tant que fille vous avez été élevée pour assumer la responsabilité des sentiments de tous les connards à la ronde ! Mais ces connards se débrouillent tout aussi bien - ou même MIEUX !! - sans vous !

Strömquist propose un retour en arrière sur le droit à la propriété du corps de son partenaire. Il y a de très bonnes idées narratives, bien que parfois un peu trop verbeuses pour une bande dessinée. C’est dans cette séquence que j’y lis pour la première fois de manière notable le terme de patriarcat. L’autrice détaille de manière chronologique et historique la domination de l’homme sur la femme (et beaucoup plus rarement de la femme sur l’homme). Cet état de fait ne s’explique pas vraiment et semble tout à fait arbitraire. L'homme semble dominer la femme par la force brute. L’égalitarisme est alors proscrit. Strömquist achève la séquence par un parallèle entre amour et religion: l’amour serait une mini religion à deux où s’accomplissent des rites intimes.

La religion et l’amour portent une promesse implicite de bonheur parfait.

A ce moment dans la lecture j'ai vraiment commencé à accrocher son discours et ses ambitions, à savoir proposer un manuel de sociologie des sentiments hétérosexuels. Strömquist cite notamment Beck et Habermas pour justifier son propos. Il est donc question de présenter une vision du féminisme bien ancrée à gauche. Elle y interroge le fonctionnement du couple hétérosexuel sous l’angle de la domination. La valeur d'une relation sentimentale, à l'heure de l'économie de marché, est scrupuleusement évaluée par tous les agents.

Plus je vieillis, plus ma valeur sur le marché diminue.

Pour autant, le sentiment politique s'efface là où la domination sexiste s'affirme. L'ouvrage regorge d’anecdotes pertinentes, comme celle rapportée par la citation suivante:

On peut être choqué d'apprendre que non seulement Karl Marx avait une servante, mais qu'en plus il l'a mise enceinte.

Sting, Marx et Einstein comme personnification du conjoint méprisable. Einstein a dénigré son ancienne femme qui l’a aidé dans ses recherches.

Là où il y a du pouvoir, il ne peut y avoir d’amour (Bell Hooks).

Cet ouvrage est une réussite, malgré le fait que ce ne soit vraiment pas bien dessiné. C'est même parfois atroce à regarder. Mais ça marche pourtant pas trop mal à certains moments. On se prend au jeu. C’est intelligent. Bien sourcé. Parfois un peu décousu. Mais en réalité, Strömquist vise juste dans son ton, qui est parfaitement adapté et justifié par de nombreuses références bibliographiques. Contrairement à Mona Chollet, l'autrice ne se met pas particulièrement en avant, ne se livre pas personnellement et impose une certaine distance en proposant au lecteur une dissertation graphique. Strömquist a étudié plus jeune la philosophie et les sciences sociales, et ça se ressent. Je m’attendais à un discours extrémiste, voire hargneux. Et c'est au contraire une réussite de justesse dans le propos.