Petit Rouge

La Révolte des élites - Christopher Lasch

22/11/2022

TAGS: lasch, essai

 Je pense que nous sommes beaucoup de gens à nous demander ainsi si la démocratie a un avenir. 

J’aborde cette lecture toujours par le prisme si particulier de Michéa. « La Culture du narcissisme » avait été une lecture marquante il y a de nombreuses années déjà (une relecture de cet important essai serait d’ailleurs bienvenue). Je crois même avoir déjà lu « La Révolte des élites » par le passé, mais je n’avais à l’époque pas pris l’habitude d’écrire ces commentaires de lecture pour structurer ma pensée et compenser ma mémoire défaillante. Michéa donc, promoteur inébranlable de Christopher Lasch, qu'il préface encore une fois. Sa thèse principale sur l’escroquerie du clivage gauche-droite et la schizophrénie libérale-libertaire y est évidemment promue ici. Mais est-ce exactement le propos de « La Révolte des élites » ? J’aime bien Michéa, son travail de médiation sur l’oeuvre d’Orwell et de Lasch est admirable. Mais je me méfie parfois de lui. A force de le lire je commence à penser qu’il ne retient que ce qui l’arrange chez ces penseurs. Je vais donc tenter de rendre compte de cette lecture pour ce qu’elle est.

Mobilité, nomadisme, tourisme perpétuel (« Les ambitieux comprennent donc que le prix à payer pour l'ascension sociale est un mode de vie itinérant. »). Populisme, le mot est lâché. Dans une acceptation démocrate du terme. Lasch expose des spécificités américaines qui deviennent des standards dans le monde, particulièrement en France quelques décennies plus tard. Il apparaît très pessimiste sur l’état de la démocratie. La longue introduction de Lasch lui permet de définir un état des lieux de la situation aux Etats-Unis.

 En cet « âge de l’information », le peuple américain est notoirement mal informé. 

La question du maintien de la population américaine dans l’ignorance est abordée dès les premières lignes. Le terme d’idiocratie est un néologisme trop vulgaire que Lasch ne pouvait pas connaître à l’époque de la publication de l’ouvrage en 1994, mais j’ai le sentiment que c’est exactement de cela qu’il s’agit. L’esprit critique du citoyen est émoussé, ce qui ne s’arrange pas avec la quantité pharaonique d’information qu’il doit assimiler dans un monde où les données, les informations sont le nouveau pétrole. Ce constat me rappelle également les propos visionnaires de Jacques Ellul sur l’impossible assimilation de l’information dans « L’illusion politique » de 1965. J’ai aussi envie de faire un trait-d’union avec Debord, qui constatait déjà en 1957 dans son « Rapport sur la construction des situations » que les élites maintenaient les populations sous contrôle par la confusion. Lasch semble converger dans ce sens (« la connaissance n’est qu’un déguisement du pouvoir »). Sa longue introduction lui permet d’effectuer un tour d’horizon de la situation démocratique aux Etats-Unis. Le statut américain tel qu’il le décrit ne manque pas de pertinence pour l’Europe d’aujourd’hui (les Etats-Unis ayant toujours été les pionniers du déclin démocratique).

 Les groupes dominants – les hommes blancs euro-centriques, pour reprendre la formulation habituelle – imposent au reste du monde leurs idées, leur corpus et leurs lectures intéressées de l’histoire. Le pouvoir qu’ils ont d’étouffer les points de vue concurrents est censé les mettre en mesure de revendiquer pour leur idéologie particulariste le statut de vérité transcendante universelle. 

Retour sur Debord, avec une citation qui n'est pas sans rappeler le spectacle qu'il a théorisé:

[Les classes intellectuelles] vivent dans un monde d’abstractions et d’images, un monde virtuel consistant en modèles informatisés de la réalité – une « hyper-réalité » comme on l’a appelée – par opposition à la réalité physique immédiate, palpable, qu’habitent les femmes et les hommes ordinaires. 

Je repère finalement quelques éléments de la thèse de Michéa sur l’abandon des luttes sociales au profit des luttes sociétales.

 Non seulement les nouveaux mouvements sociaux – le féminisme, les droits des homosexuels, les droits au minimum social, l’agitation contre la discrimination raciale – n’ont rien en commun, mais leur seule exigence cohérente vise à être inclus dans les structures dominantes plutôt qu’à une transformation révolutionnaire des rapports sociaux. 

Lasch présente donc le dogme des classes bourgeoises, avec des éléments qui me rappellent le concept de fascisme de la société de consommation cher à Pasolini. Il y est évidemment question de mépris de classe. C’est étrange mais j’ai retrouvé des éléments décrits par Todd au sujet de la stagnation des classes moyennes (malgré le fait que ce dernier dénigre Lasch). Les classes dominantes suppriment la meritocratie au profit de l'hérédité.

 C’est sur la crise de la classe moyenne, et non pas simplement l’abîme croissant entre richesse et pauvreté, qu’il nous faut mettre l’accent si nous voulons analyser avec sang-froid ce qui nous attend. 

Il est intéressant de constater à travers Lasch l’imperméabilité des Américains aux concepts marxistes. La valeur du travail étant telle qu’elle n’est pas considérée au débuts de la construction des États-Unis comme aliénante. En retranscrivant l’historique du XIXe siècle, on sent que les fondements Américains du travail sont si ancrés au sein des classes laborieuses, qu’elles rendent impossible l’acceptation des concepts Européens émergents d’un point de vue socio-économique. Ce socle spécifique aux États-Unis ne m’intéresse finalement pas beaucoup, ce rappel historique permet une meilleure compréhension de l’antagonisme idéologique entre les deux continents développés du XXe siècle. Au cours du XIXe siècle en effet, le sentiment d’appartenance de classe ne semble pas prédominant aux États-Unis, alors qu’il émerge en Europe. On semble comprendre à partir du troisième chapitre que l’objet de l’ouvrage est d’indiquer au lecteur que la révolte des élites aux États-Unis permet à la classe moyenne de se constituer en tant que classe de pouvoir, distincte d’un prolétariat inexistant semble-t-il au XIXe siècle. Le compte-rendu de ce siècle présente une Amérique éveillée, égalitaire (esclavage des Noirs à part) et relativement éclairée. Il semble assez clair que le XXe siècle est un tournant qui divisera la population en deux classes très déséquilibrées sur les notions de pouvoir et de connaissance.

 De fait, la circulation des élites renforce le principe de hiérarchie, car elle fournit aux élites des talents neufs et légitime leur domination comme étant fonction du mérité plutôt que de la naissance. 

Et du coup: la démocratie mérite t’elle de survivre ? Lasch constate que les idées nouvelles n’ont pas de place dans un système d’idées bien établi, relatif aux idéologies qui amènent la stigmatisation.

 Au lieu d’affronter des arguments qui ne leur seraient pas familiers, ils se satisfont de les catégoriser en arguments orthodoxes ou hérétiques.

Le populisme selon Lasch est donc l'ultime moyen d’indépendance. Il tente une réhabilitation du terme, ce qui ne peut pas être considéré comme complètement nauséabond dans un pays résolument isolationniste depuis sa création. Mais est-ce problématique ailleurs qu’en Europe ? La démocratie ne peut survivre selon lui qu’avec un regain de vertus et d’excellence. Tradition, vertus morales. Critique, avec la conviction que la société occidentale est supérieure. Il y a quelque chose de réactionnaire quand Lasch évoque le courage physique, les vertus morales. Car il est ici question de relever l’échec de l’universalisme des Lumières, au profit du communautarisme. Lasch préfère le populisme à ce dernier:

 Le populisme est la voix authentique de la démocratie. Il postule que les individus ont droit au respect tant qu’ils ne s’en montrent pas indignes, mais ils doivent assumer la responsabilité d’eux-mêmes et de leurs actes. 

Et on en arrive au tournant: celui où les élites rejettent définitivement la lutte des classes (ce qui a aussi eu lieu en Europe, pour d'autres raisons).

 Si les élites ne font que se parler à elles-mêmes, une des raisons en est qu’il n’existe pas d’institutions qui promeuvent une conversation générale, transcendant les frontières des classes. 

Lasch rappelle l'importance des lieux de socialisation, des associations dans la création ou le maintien du tissu social. Il les oppose aux clubs privés élitistes. Cette perte de lien coïncide selon lui avec l’arrivée des centres commerciaux. Ces chamboulements sont responsables d'une solitude urbaine qui accentue la perte de sens des citoyens.

Cet ouvrage aborde aussi la question raciale noire, complexe et spécifique aux Etats-Unis. Lasch constate le rejet progressif de Martin Luther King pour Malcolm X, le premier étant aujourd’hui considéré comme un Oncle Tom. Certains commentateurs exhortent à repenser le problème sous l’angle de la lutte des classes et non de la lutte raciale. Il y a évidemment derrière tout cela une crise de l’école pour tous et du contenu pédagogique. Un chapitre entier est consacré à Horace Mann, instigateur de l’école pour tous aux Etats-Unis. Selon Lasch, le rêve de Mann a déraillé par la perversion du pouvoir, l’insidieuse tentation politique et religieuse.

Ce que demande la démocratie, c’est un débat public vigoureux, et non de l’information. Bien sûr, elle a également besoin d’information, mais le type d’information dont elle a besoin ne peut être produit que par le débat.

Il y a une nostalgie chez Lasch qui ne peut pas s’expliquer uniquement par la volonté de rétro-action. Je comprends davantage le lien entre Orwell et Lasch que décèle Michéa.

Si nous maintenons fermement que le débat est l’essence de l’éducation, nous défendrons la démocratie comme la forme de gouvernement non pas la plus efficace, mais la plus éducative, telle qu’elle étend aussi largement que possible le cercle de la discussion et oblige ainsi tous les citoyens à articuler leurs conceptions, à les mettre en danger et à cultiver les vertus de l’éloquence, de la clarté de pensée et d’expression, et du jugement solide.

Lasch constate aussi un délitement du journalisme au profit de la création d'opinion des éditorialistes. Tout cela au détriment de débats éducatifs et pertinents. Sans le citer, je relève un appel du pied à Chomsky et à la fabrique du consentement des médias. Dans la même idée, la publicité serait aujourd’hui une information pervertie, difficile à dissocier de la promotion. Ce point est renforcé par la perte de contenu et de sens dans le langage. On retrouve Orwell, de nouveau, comme renfort aux thèses de Michéa.

« Les études littéraires sont devenues auto-référentielles dans un sens dont se gardent bien de parler ceux qui insistent sur la dimension inéluctablement auto-référentielle du langage : leur fonction principale est de constituer des réputations universitaires, de remplir les pages des publications savantes et de soutenir l’entreprise des études littéraires des nouveaux théoriciens.

Lasch étrille ensuite les universitaires, dont il évoque le déclin. Cela m'a rappelé l'affaire Sokal et l'obfuscation et la perte de clarté dans les recherches universitaires au profit d'une complexité artificielle des concepts. Les psychanalystes en prennent aussi pour leur grade, par le biais d'un chapitre sur la honte que je n’ai tout simplement pas compris. Les querelles de paroisse des commentateurs de Freud m’intéressaient pas de toute manière. J'ai commencé à décrocher à partir de cet instant.

Le désir passionné d’une gratification immédiate est présent dans toute la société américaine du haut en bas. 

La décadence de la société américaine se manifeste selon Lasch par une criminalité rampante. Une criminalité des classes populaires validée par celle de ceux d’en haut. Lasch semble donc nostalgique d'un passé révolu. J'ai lu cet essai de manière trop fragmentée pour avoir une vision macroscopique de son sujet. Il m'a semblé qu'il s’essoufflait sur les derniers chapitres. Cette lecture n'était pas indispensable au final: j'avais finalement eu un bel horizon de sa pensée par Michéa précédemment. Dans un style abouti, cette lecture n'est finalement complexe que par ses nombreuses références obscures pour le lecteur européen que je suis. Je relirai néanmoins "La Culture du narcissisme" prochainement, pour voir si mon impression initiale est restée intacte.