Petit Rouge

Anarchie et christianisme - Jacques Ellul

10/10/2022

TAGS: ellul, essai, anarchisme

(d'ailleurs je voudrais souligner ici que je considère l'anarchisme comme la forme la plus complète et la plus sérieuse du socialisme...)

Réconcilier l’irréconciliable ? Jacques Ellul dans son introduction présente son parcours et sa construction de pensée, en écartant dès le départ toute intention prosélyte. Ellul, protestant et sensible à l'anarchisme, a été à l'époque séduit par le situationnisme, mais rejeté car chrétien (j’avais pressenti dans « L’illusion politique » une influence situationniste). Son objectif est ici d'effectuer un recoupement des notions partagées entre anarchie et christianisme. Son postulat étant qu'il y a un trait-d'union à faire entre les deux. Anarchie donc, et non pas anarchisme, probablement pour éviter tout amalgame entre faits et idéologies. Il n'est d'ailleurs pas question d'étudier ici l'anarchisme en tant que tel.

Plus rigoureux et plus étonnant, cet homme extraordinaire que fut Blumhardt, qui, vers la fin du XIXe siècle, formulait un christianisme strictement anarchiste. Le pasteur et théologien rejoignit l'extrême gauche mais refusa d'entrer dans le débat d'une conquête du pouvoir. Et, dans un congrès «rouge», il déclara : « Je suis fier d'être devant vous comme un homme, et si la politique ne peut pas tolérer un homme tel qu'il est, alors que la politique soit damnée. » « Telle est la vraie essence de l'anarchisme: devenir un homme, oui. Un politicien, jamais. » Et Blumhardt dut quitter le parti! Il avait été précédé dans la voie de l'anarchie, au milieu du XIXe siècle, par Kierkegaard, le père de l'existentialisme, mais qui ne se laissa prendre au piège par aucun pouvoir : il est méprisé et rejeté aujourd'hui comme un individualiste.

Quel plaisir de retrouver Kierkegaard, apparemment faussement considéré comme individualiste.

Si j'écarte l'anarchisme violent, reste l'anarchisme pacifiste, antinationaliste, anticapitaliste, moral, antidémocratique (c'est-à-dire hostile à la démocratie falsifiée des Etats bourgeois), agissant par les moyens de persuasion, par la création de petits groupes et de réseaux, dénonçant les mensonges et les oppressions, avec pour objectif le renversement réel des autorités quelles qu'elles soient, la prise de parole par l'homme de la base, et l'auto-organisation. Tout cela très proche de Bakounine.

Ellul est résolument opposé à la participation politique. Tellement iconoclaste. J’ignorais tout de sa tendance anarchiste, même chrétienne, m'étant davantage intéressé à sa critique du système technicien.

Et plus que jamais, il faut rappeler que «tout pouvoir corrompt, un pouvoir absolu, corrompt absolument».

Ellul réfute l’idéalisme anarchiste. En se détournant de Dieu, l’homme perd sa capacité à s’améliorer pour devenir meilleur. Ellul ne croit pas que l’homme soit bon par nature. Ou même qu’il ait été perverti au fil du temps. Il ne croit pas non plus à l’anarchisme "pur", mais davantage à l’établissement d’un nouveau modèle social. Il nous rappelle l’illusion politique et le système technicien comme vecteur du pouvoir. Publicité comme propagande: il y a du Orwell et du Debord dans son propos.

La vérité chrétienne ne peut être saisie, entendue, reçue que dans et par la foi. Or, la foi ne peut pas être contrainte. Non seulement toute la Bible le répète mais le simple bon sens : on ne peut pas vous contraindre à faire confiance à une personne, dont par exemple vous vous méfiez. Ainsi la «vérité» chrétienne ne peut en rien ni d'aucune façon être imposée par la violence, la guerre, etc.

Je commence à voir où il veut en venir... la foi ne peut être imposée. Ellul, hérétique ? La foi privée débarrassée du dogme. Et plus loin:

La foi doit naître comme un acte libre, non contraint, sans quoi elle n’a aucun sens.

Il ne doit donc rien y avoir entre l’homme et la parole de Jésus: tout intermédiaire ne saurait que le soumettre. S'ensuit une déconstruction de l’Eglise, de l’idée de Dieu et de la parole de Jésus, qui se sont selon-lui déformées au fil du temps. Il incite à redécouvrir la Bible et non l’église: Dieu est avant Amour plutôt que juge.

Mais continuons à pourchasser les fausses images de Dieu que les chrétiens ont fabriquées.

Ellul énumère les arguments en faveur d’une Bible anti-autoritaire, anarchiste. Jésus en particulier semble être contre tous les pouvoirs en place. N’a-t-il pas lui-même défié les pouvoirs qui l’ont crucifié ? L'interprétation de la parole religieuse apparaît comme un piège tendu à l'homme de foi. Et ne serait-ce pas parfois un peu tiré par les cheveux ? L’argumentaire m’a pourtant convaincu. Les Évangiles sont, d'après Ellul, trahies de leur message originel. Il fustige d'ailleurs les Chrétiens moutons qu’ils sont devenus au fil du temps.

Toute autorité devient dans ces conditions une tyrannie. Et pourtant l'homme révolutionnaire se laisse en réalité vaincre par le Mal. Car lui aussi prétend représenter la Justice en soi, il usurpe une légitimité qui deviendra aussitôt tyrannie (écrit en 1920!). Le Mal n'est pas une réponse au Mal.

Tout est dit. L’anarchisme en tant que dogme m’apparaît aussi être une Église. Et l'on retrouvera dans l'histoire des anarchistes révolutionnaires qui n'auront pas eu de scrupules à exercer la terreur en commettant des attentats.

Cette rapide lecture a été très instructive. Je me suis tout d'abord laissé tenter par le titre, compte tenu de mes propres appétences. J'arrive à un point où j'ai de plus en plus de mal à me définir et expliquer mes positions, ayant davantage un ressenti, un affect qu'une maitrise affirmée du concept. Aussi ce petit essai m'a permis de commencer à comprendre un peu où j'en suis par rapport à l'anarchisme et le christianisme. J'étais de plus davantage conquis par son écriture, qui m'avait pourtant tellement rebutée dans mes lectures antérieures d'Ellul.