Ainsi finit on par peupler ce qu'on appelle « l'intelligentsia » de gens délirants, mentalement dérangés au sens littéral du terme, simplement parce qu'ils ne sont jamais obligés de payer pour les conséquences de leurs actes, et qui répètent des slogans modernistes dénués de toute profondeur (ainsi usent-ils et abusent-ils du mot « démocratie » tout en encourageant les coupeurs de têtes ; la démocratie est une notion qu'ils apprennent dans les livres pendant leurs études supérieures).
Le livre étrille dès le départ les interventionnistes, faiseurs de guerre, comme Bernard-Henry Lévy pour la Lybie. Des gens qui ne mettent pas leur peau en jeu, qui sèment la zizanie sans risquer de perdre leur place dans leurs postes bien établis, leurs tours d'ivoire. Jouer sa peau selon Taleb consiste donc à prendre des risques pour survivre, et donc évoluer d'un point de vue évolutionniste. Ce concept est selon lui indissociable de celui d'asymétrie, en particulier lors du transfert d'information entre agents.
Cinquième volet littéraire d'un ensemble nommé "Incerto", dont j'avais lu "Le Cygne noir". J'étais resté sur l'image d'un mathématicien-trader avec un énorme boulard, bien que pertinent et légitime dans sa critique.
Ceux qui parlent devraient faire et seuls ceux qui font devraient parler. (Sextus Empiricus)
Il y a dès le départ des idées intéressantes, mais parfois présentées de manière un peu foutraque (en tout cas dans le prologue). Taleb a étudié la statistique du risque en large et en travers. L’idée générale étant que les personnes ayant pris un risque apportent de l’équilibre là où ceux qui n’en prennent pas génèrent de l’asymétrie et du déséquilibre:
Ce qui nous amène à l'asymétrie, le concept fondamental qui sous-tend la notion de jouer sa peau. La question devient : dans quelle mesure peut-il exister une différence dans les informations fournies aux personnes impliquées dans une transaction ?
La partie la plus intéressante de l'ouvrage à mon sens concerne le pouvoir de la minorité. De nombreux exemples sont cités, dont le kasher - largement diffusé aux États-Unis sans même que les gens soient au courant - mais qui ne concerne pourtant qu’une infime partie de la population. Taleb invoque les mathématiques pour justifier le déploiement de courants minoritaires dans la société.
Formulons l'hypothèse que la formation des valeurs morales dans la société n'est pas liée à l'évolution du consensus. Non, c'est le plus intolérant qui impose la vertu aux autres précisément à cause de son intolérance.
Il n’est pas ici question de fustiger toutes les minorités, mais uniquement certaines des plus intolérantes. A l’aide de tout ces exemples, Taleb en arrive à la conclusion que la démocratie pourrait être mise à mal par certaines minorités trop insistantes.
La liberté est toujours associée à la prise de risques, qu'elle y conduise ou qu'elle en découle.
Il y a chez lui un mépris de l’intellectuel qui me séduit énormément. Taleb apparaît réactionnaire, dans un sens acceptable. Il prône le retour du bon sens, de la tradition millénaire. Il semble avoir une culture antique très complète et pertinente pour soutenir son propos. Les intellectuels (et néanmoins idiots: IENI) qui nous disent quoi manger et penser prennent très cher au fil des pages. L’argumentaire est propre et correspond aussi à mes intuitions profondes concernant le mépris de l’intellectuel. Il y a un trait d’union à faire avec Orwell sur ce point. Sur l'IENI, je retiens cette citation:
Ce qu'on appelle généralement « participer au processus politique », il le qualifie à l'aide de deux termes bien distincts : « démocratie » quand cela lui convient, et « populisme » quand la plèbe ose voter dans un sens qui contredit ses préférences.
J'ai par contre été surpris par la critique de Piketty, qui selon Taleb a écrit son opus par une mauvaise compréhension des mathématiques et des données. Il y a donc chez Taleb un tempérament anticonformiste et frondeur. Mais n’est-ce pas parfois artificiel ou tiré par les cheveux ? Je me suis souvent demandé s’il n’y avait pas parfois un effort inconsidéré pour justifier sa thèse par une argumentation fallacieuse. Tout s’articule pourtant bien, les exemples sont nombreux et illustrent bien sa thèse. Taleb est en croisade contre l’hypocrisie générale. « Être, ou être vu comme tel ». Les écologistes, mécènes ou bienfaiteurs de l'humanité qui ne seraient au fond que de mauvaises personnes. Susan Sontag et Hillary Clinton en particulier. Cela semble parfois justifié, mais d'un autre côté Taleb rend des comptes et s'en prend peut-être aussi trop facilement à ses détracteurs, sans finesse.
Il est beaucoup plus vertueux de défendre la vérité quand elle est impopulaire, parce que cela vous coûte quelque chose - votre réputation.
Mais Taleb n’évite pas pour autant le piège idéologique et se colle lui-même l’étiquette de libertarien:
Nous autres libertariens partageons toutefois un minimum de croyances, notamment celle de substituer l'État de droit à la règle de l'autorité. Nous croyons aux systèmes complexes.
Ce qui me déçoit un peu. Je l’imaginais finalement plus libre d’esprit, plus "stirnerien". Et j’ai cette image des libertariens comme des types qui sont pour le port d’armes et autres délires extrêmes. Mais j’avoue mal connaître ce mouvement de pensée et je sais que je reste aussi bloqué sur un stéréotype. Et la justification du trader comme un héros courageux m’est apparue trop facile. Faire de l’argent: cela restera toujours très sale pour moi et motivé par des sentiments assez méprisables. Dans son éloge du courage il m'a semblé que Taleb s'incluait aussi en tant que trader-mathématicien dans ce club fermé des personnes vertueuses, et cela me semble très malhonnête.
L’appendice mathématique est intéressante, mais n’est-elle finalement pas aussi présente pour enfumer le lecteur et l’impressionner par des formules complexes ? Je trouve cela intéressant néanmoins de montrer qu’il y a un travail théorique derrière son propos néanmoins, mais uniquement parce que je crois être en mesure de l'appréhender en tant que statisticien moi-même.
J’achève cette lecture davantage conquis par le personnage que je ne l'étais lors de ma précédente lecture. L’ami qui me l’a recommandée m’avait promis un massacre. Et même s’il n’est pas tendre avec ses détracteurs, je l’ai trouvé moins boulard et donneur de leçon que prévu. Les exemples sont nombreux mais j’ai aussi eu le sentiment que les derniers chapitres étaient un peu vite expédiés. Et il m’a perdu un moment, ne voyant pas toujours où il venait en venir.