Petit Rouge

A l'est de la vie - Brian Aldiss

13/05/2022

TAGS: aldiss, roman, sci-fi

Jusqu'à présent, l'Europe unie n'avait toujours pas admis qu'une guerre avait éclaté en Crimée. Elle était simplement présentée comme un désaccord entre la Russie et l'Ukraine. Les troubles cesseraient après différentes menaces et mises en garde du Conseil de sécurité européen. Les termes à employer pour ces mises en garde étaient actuellement en discussion à Bruxelles et Berlin.

La précédente citation au début du roman m’a interpellée, compte tenu de l’actualité brûlante de la guerre en Ukraine. Cette lecture est prometteuse, cela faisait un moment que je m'étais juré de lire davantage Aldiss, que j'avais découvert il y a quelques années avec de très courtes nouvelles.

Roy Burnell travaille comme fonctionnaire à la PUCA (Patrimoine Universel de la Culture et de l'Architecture). Il est actuellement en mission à Budapest. Il y reçoit la visite d’un ancien ami, Monty Butterworth. Ce dernier lui affirme avoir perdu les dix dernières années de sa mémoire. Mais en voulant lui rendre service pour l'aider à retrouver ses souvenirs, Roy tombe dans un piège et c’est lui-même qui se fait voler sa mémoire par un médecin roumain véreux, Antonescu.

Il part à la recherche de ses fragments de souvenirs. Va-t-il découvrir des vices cachés ? Il fréquentait régulièrement une prostituée. Son ex-femme Stéphanie le déteste. Sur fond de guerre en Europe, il part voler une icône religieuse en Géorgie, la Madone de l’avenir. Il consomme régulièrement de la drogue, un "remontant" qu'il sniffe en permanence. Athée, il donne des leçons de morale à Irving et Kadredine. Il apparaît de plus en plus méprisable au fur et à mesure de l'avancée du roman.

Burnell pensait à une analyse des malheurs de la guerre, entendue sur les lèvres d'une femme. Étaient-ce celles de Stephanie? Il ne pouvait s'en souvenir. Mais il se rappelait les paroles. Les femmes se sont soulevées pour s'affirmer après des siècles d'oppression. Leur fierté blessée par ce défi, les hommes sont revenus à une ancienne preuve de virilité, la guerre. Analyse séduisante mais vraie : les régions où les femmes restaient opprimées, sans sécurité ni droit de vote, étaient parmi celles où le risque du recours aux armes était le plus élevé.

Aldiss décrit avec minutie l’histoire et la culture Géorgienne. On sent qu’il a passé beaucoup de temps et de passion à écrire ces pages de transcription d’histoire religieuses et guerrières séculaires. Sa narration lui permet de jouer l’équilibriste entre un Burnell arrogant comme peuvent l’être les européens de l’Ouest et résolument respectueux de l’histoire de ces pays d’Europe de l’Est.

Peut-être l'argent gaspillé dans une église aurait-il mieux été utilisé pour un système de secours social. La Géorgie n’est pas pauvre, seulement mal gérée. (Burnell à Kadredine)

Il finit par trouver l’icône, qui avait été cachée par Kadredine. En voulant s’exfiltrer de Géorgie pour la revendre, il se fait arrêter par Kaguinovitch, un fou sanguinaire qui conduit une insurrection en Géorgie. Ce dernier détruit l’icône et de rage, Burnell le tue sauvagement avec une pince coupante. Roy est après cet épisode retenu pour évaluation psychologique dans un institut en Allemagne. Après un temps de convalescence, il retrouve une nouvelle mission au Turkménistan. Il finit par y trouver un revendeur de capsules VEM, Khan, qui serait apparemment le bras-droit de Haydar, un professeur qui serait aussi suspecté de narcotrafic. Mais Burnell échoue à mettre la main sur ses propres souvenirs.

Ses yeux se fermèrent. Presque immédiatement, il perdit toute perception claire de son environnement - illustration de la rapidité avec laquelle la mémoire récente pouvait s'effacer. Dans ce qu'il ressentit comme la moelle même de son être, un courant électrique stimula les cellules amacrines de son cerveau. Ça chatouillait. L'instant d'après, le transfert synaptique était fait, et les données mémorielles emmagasinées dans la capsule déversèrent leurs mnemons dans son cortex.

Burnell est égoïste et autocentré. Obsédé à l’idée de récupérer sa mémoire, il méprise tout le monde et ne pense qu’à sa gueule. Même envers Haydar, qui lui tend pourtant la main sur le pont de l’Amitié à la frontière iranienne. Et aussi envers Blanche, son amante, qui tient à lui et l'attend patiemment à Madrid. Il consomme des prostituées au bordel. On pressent que sa nature dépasse ses souvenirs, et qu’il ne pourra qu’être déçu par la médiocrité de ceux qu’il a perdus. Ces périples pour retrouver la mémoire se soldent d'échecs, mais finissent néanmoins par l'aider à apprendre qui il est vraiment.

Il y a une grosse réflexion sur le temps et la mémoire dans ce roman. Burnell parcourt le monde à la recherche de traces d'un passé religieux, lui qui est pourtant athée. Un passé conflictuel, où s’entremêlent des guerres idéologiques et religieuses. La résolution de Burnell de parcourir l'Europe à cette fin se confond avec sa quête personnelle. Les derniers chapitres sont fascinants: Aldiss questionne la réalité et la fragilité de l’existence. Et Burnell, malgré son cynisme, continue de jouer le jeu de la vie. Paru en 1994, soit quelques années après l’effondrement de l’URSS et l’indépendance de pays satellites qui n'ont jamais vraiment dépassé l'intégrisme religieux, chrétien ou musulman, Aldiss inscrit son roman dans un contexte géopolitique particulier et presque visionnaire de sa part.

Cet ouvrage est le dernier volet d’une quadrilogie. Je n'ai pas trouvé cela toujours bien écrit, en tout cas très inégal. Mais peut-être est-ce la traduction ? Certaines parties sont magnifiques, d'autres presque risibles. Mais le concept déployé tout au long du roman m'a séduit, même si la fin m'a semblé décevante. Il retrouve sa famille en Angleterre et Stéphanie refait surface pour lui apprendre qu'elle a en sa possession ses capsules VEM. On ne saura pas avec certitude si Roy les réintègrent dans son cerveau, et on décèle par le récit de Stéphanie une histoire d'amour qui m'est apparue finalement très banale. Je ne pense pas poursuivre mon exploration de l’œuvre conséquente d'Aldiss. Il y a encore une fois des moments de grâce dans son récit, mais la conduite du roman m'a semblé être trop bancale pour m'époustoufler définitivement.