Sous-titré "La tyrannie des marques", "No Logo" propose une critique acerbe des marques et multinationales, moteurs de la croissance mondiale dans le Village Mondial. L'ouvrage est initialement paru en l'an 2000, avec un épilogue augmenté en 2002 après les attentats terroristes du 11 septembre 2001.
La croissance astronomique de la richesse et de l'influence culturelles des multinationales remonte à une simple idée apparemment inoffensive, développée par les théoriciens du management au milieu des années 1980: les entreprises prospères doivent d'abord produire des marques plutôt que des marchandises.
Les premières sections s'attardent sur la délocalisation opérée par les multinationales et rappellent la victoire du marketing sur la fabrication des marchandises.
...les produits qui fleuriraient à l'avenir seraient présentés comme des articles de base, mais comme des concepts : la marque en tant qu'expérience ou style de vie.
Le logo est ostensible. L'homme publicité, qui véhicule des logos de marques comme étendard d’appartenance de classe. Le branding extrême, envahissant. Qui se traduit par des campagnes publicitaires dans des quartiers vétustes, sinistrés ou en cours de développement, comme à Toronto ou à Los Angeles. Les sponsors s'approprient les événements sportifs: les marques sont elles-mêmes en compétition avec d’autres, parfois sur des marchés différents, juste pour leur donner de l’identité, une histoire ou définir un style de vie.
Le cas des « Médium-marque » comme MTV, première matrice d'un Frankenstein médiatique et publicitaire, est édifiant. Les placements de produit s'intensifient, en particulier au cinéma. Klein rappelle aussi la maladroite appropriation culturelle des marques. Attitude rock: jeunisme. Les marques sont prêtes à tout pour se distinguer des concurrents.
Les marques et les stars sont devenues une seule et même chose. (Michael J. Wolf)
Les célébrités sont façonnées comme le sont les marchandises, avec pour objectif final l'éradication de la concurrence.
Rien n’incarne l’ère de la marque autant que Nike Town, la chaîne de boutique phare de la compagnie. Chacune est un sanctuaire, un lieu à part pour les fidèles, un mausolée. Cinquante-septième Rue Est, le Nike Town de Manhattan est plus qu’une boutique sophistiquée, équipée de l’obligatoire décor de chrome gratté et bois blond, c’est un temple, où le swoosh est vénéré en tant qu’art et symbole de l’héroïsme.
Klein recense le lexique quasi-religieux des marques, et les absurdités des consommateurs:
Non seulement des dizaines d’employés Nike ont un swoosh tatoué sur les mollets, mais partout en Amérique du Nord, des salons de tatouage confirment que ce symbole est devenu leur motif le plus populaire. Branding de l’humain ? Coché.
Les marques ont délocalisé et ne reste qu’aux sièges des concepteurs et publicitaires rusant d’imagination pour écouler leurs marchandises. Elles se diversifient et étendent leurs horizons du point de vue du marketing. Elles deviennent des « supermarques ».
Selon une idée qui commence à émerger, concepteurs de mode, fabricants de chaussures de course, médias, personnages de dessins animés et célébrités de toutes sortes, tous appartiennent plus ou moins à la même industrie, celle du marketing de leurs marques.
Les marques exploitent le filon adolescent, malgré la difficulté pour ceux-ci de trouver leur place dans un marché sursaturé, où chaque style de vie semble être récupéré par le marketing. Woodstock ‘94 est l’exemple le plus frappant de cette récupération marketing.
Les marques doivent devenir cool au début des années 1990 pour mettre le grappin sur la jeunesse. Elles doivent dicter la tendance, créer la mode pour devenir des marques "transcendantes", fondées sur l’image. C’est aussi le début des alliances avec le hip-hop. Ce marketing cible les adolescents ("ado mondial"), afin de mettre le grapin sur cet énorme marché, qui crée un "catalogue mondial". Cette cible adolescente est une mine d'or pour les marques, car ils sont influençables et en quête d'identité.
De même que l'histoire du cool en Amérique est en réalité (comme beaucoup l’ont affirmé) une histoire de la culture afro-américaine - du jazz et du blues au rock-and-roll et au rap -, de même pour nombre de supermarques, la chasse au cool veut tout simplement dire la chasse à la culture black. Voilà pourquoi les chasseurs de cool s’arrêtent d’abord aux terrains de basket-ball des quartiers les plus pauvres de l’Amérique.
Entrent alors en scène les chasseurs de cool - souvent des jeunes à l’affût des tendances - que l’on n'appelle pas encore des influenceurs.
A l’instar d’une grande partie de la chasse au cool, la trajectoire marketing de Hilfiger se nourrit de l’aliénation qui réside au cœur des relations raciales en Amérique: vendre à la jeunesse blanche son fétichisme du style black, et à la jeunesse black son fétichisme de la richesse blanche.
La frange la plus cool et avisée des consommateurs appliquent un détachement ironique et définissent le ringard cool. A mi-chemin entre le rejet et l'adhésion, les consommateurs commencent à réagir et s'engouffrent dans l'activisme anti-marque.
En fait, pour déterminer si un mouvement défie de façon authentique les structures du pouvoir économique et politique, il suffit de mesurer à quel point il est affecté par les événements organisés par les industries de la mode et de la publicité. Et si, même après avoir été proclamé dernière mode, il se maintient tel quel, il y a fort à parier que c’est un mouvement véritable. S’il engendre en revanche une activité de spéculation, c’est-à-dire s’il a perdu de sa vigueur, ses adhérents devraient peut-être chercher un outil mieux affûté. Et […] c’est exactement ce que sont en train de faire bien des jeunes activistes.
Ces réactions de rejet se concrétisent à partir du moment où les marques s’invitent à l’école:
Le système d’éducation démocratique… est l’une des façons les plus sûres de créer et d’étendre toutes sortes de marchés, surtout s’ils sont susceptibles d’être influencés par la mode. (James Rorty, 1934)
Nike ou Adidas dans les gymnases, Channel One pendant les cours et McDonald's ou Pizza Hut à la place des cantines. Enfer qui a déjà lieu en Amérique du Nord.
Lorsqu’ils mettent les pieds dans un établissement scolaire, les chefs de produits font maintenant la même chose qu’avec la musique, le sport et le journalisme: ils essaient d’envahir leur hôte, de prendre la vedette. Ils font tout pour que leurs marques deviennent non le supplément mais le sujet même de l’éducation, non pas une option mais une part essentielle du programme.
Les enseignants montent au créneau, souvent désemparés par les multiples coups de pression des entreprises sur la recherche universitaire qui devient de plus en plus sponsorisée. C'est d'ailleurs lors de son parcours universitaire que Naomi Klein arrive à la critique publicitaire par les revendications identitaires.
[...] Ce qui émerge n'est pas une révolution mais un centre commercial. (Ann Powers)
Lucide sur son engagement sociétal, Naomi Klein réalise après coup que son engagement s'est aussi détaché de la lutte sociale.
Ainsi, les questions de classe sortirent de notre champ de vision en même temps que toute analyse économique - et à plus forte raison commerciale.
La lutte pour les minorités, luttes sociétales qui accompagnent le politiquement correct, a aussi éclipsé le combat politique pour la justice sociale. Et c'est ce point qu'elle s'engage à mettre en lumière en évoquant la condition ouvrière dans les pays en développement.
Oui, il y avait un plus grand nombre de sitcoms multiethniques et même des cadres noirs - mais l'édification culturelle qui suivit n'avait pas empêché le sous-prolétariat d'exploser ni la population des sans-abri d'atteindre un stade critique dans un grand nombre de villes nord-américaines.
Le projet sous-jacent des marques est effrayant: le consumérisme poussé à l'extrême amène les marques à envisager la création de villes artificielles:
La prochaine étape de cette évolution sera peut-être d'installer des habitations et des mégaplexes à coté des magasins et de qualifier l'ensemble de petite ville. Des gens qui habitent, travaillent, achètent et consomment des loisirs au même endroit. Quel concept ! (Michael J. Wolf)
Ces présages m'ont rappelé la lecture récente de Thierry Paquot sur JG Ballard et le cauchemar consumériste et les "utopies publiques privatisées".
Lorsqu'on les accumule, de tels exemples donnent de l'espace commercial l'image d'un État fasciste, avec son salut au logo et sa répression de toute critique, parce que nos journaux, stations de télévision, rues et espaces de vente au détail sont contrôlés par les intérêts des multinationales.
Zéro boulot: les multinationales ont massivement délocalisé et optimisé leurs dépenses en employant des entreprises dans les pays émergents. Les conditions de travail y sont absolument indignes, presque aussi lamentables qu'aux débuts de l'ère industrielle. Naomi Klein est partie le constater à Cavite aux Philippines. Entre pamphlet et document, Klein martèle que la critique des médias et des marques est possible. Cet ouvrage en atteste. La virée à Cavite présente des travailleurs de plus en plus précaires, mal considérés.
Si les entreprises assurent réellement la "croissance" de l'économie, c'est par les mises à pied, les fusions, la consolidation et la sous-traitance - autrement dit, par la dépréciation de postes et la perte d'emplois. Plus l'économie croît, plus le nombre de personnes employées directement par les plus grandes entreprises du monde décroît.
Saisonniers, jobs d'étudiants, temps partiels: l'optimisation juridique jusqu'à la mise en place de travail horaire à limite du temps plein, pour éviter des frais supplémentaires. Quand il ne s'agit tout simplement pas de travail gratuit, via des stages non-rémunérés, sous prétexte de donner une première expérience dans le monde si concurrentiel et cruel du travail. Une vision dérangeante du capitalisme sauvage:
Lorsque les diktats du branding obligent les sociétés à rompre leurs liens traditionnels avec la création d'emplois permanents, les marques les plus "fortes" sont sans conteste celles qui donnent naissance aux pires emplois, que ce soit dans les zones franches industrielles, à Silicon Valley ou au centre commercial.
La mise en place d'un mouvement de contestation fait émerger les casseurs de pub. Ces activistes font preuve d'imagination et s'inspirent indirectement du détournement situationniste pour véhiculer leur message et ouvrir les consciences. Ce mouvement est l'antagoniste de celui de récupération de la contre-culture par le marketing. Certains résistent (Ralph Nader, Chumbawamba), d'autres cèdent. Mais les actions sauvages de réappropriation de l'espace public, d'une utopie d'un monde sans marchandisation, apparaissent comme des leviers puissants pour faire fléchir les multinationales. L'exemple de "Reclaim the streets" en Angleterre qui organise des occupations de rues par des activistes fêtards en atteste. Ces initiatives permettent en particulier de dénoncer le scandale des sweatshops.
Klein fait donc preuve d'une exceptionnelle capacité d’analyse du rôle des grandes sociétés dans la marche forcée de la mondialisation ("les grandes sociétés sont devenues les corps politiques régnant de notre époque, en établissant le programme de la mondialisation"). Elle nous renseigne sur leur emprise sur nos vies, qui dépasse pour elle celui des nations, ce qui ne manque pas décevoir des militants investis dans une gauche toujours plus inefficace. Klein comprend que la transformation numérique est un tournant majeur dans l'acte de contestation et préconise l'action sur Internet, les déboires de Nike, Shell et McDonald's ayant eu des échos favorables sur les réseaux.
Le comportement des multinationales prises individuellement n'est qu'un sous-produit d'un vaste système économique mondial, qui a régulièrement émancipé de toute contrainte le commerce, l'investissement et la sous-traitance. Si les sociétés concluent des accords avec d'inhumaines dictatures, vendent leurs usines et versent des salaires trop faibles pour être vivables, c'est parce que rien, dans nos règles de commerce international, ne les en empêche.
Klein s'est focalisé sur des marques aux scandales très médiatisés comme Nike ou Shell, mais cela pour mettre en évidence le problème de fond du système mondial.
On redécouvre aujourd'hui l'importance d'un secteur public fort, non seulement dans des pays riches comme les E.U., mais dans des pays pauvres en proie à la fulgurante montée de l'intégrisme.
Klein représente donc cette gauche nord-américaine, toujours plus lucide sur leur propre situation que nous, Européens, le croyons. Sans la bonne dose d'arrogance dont nous sommes capables.
L’épilogue remet en situation l'essai dans sa globalité après les attentats du 11 septembre. Ces attentats ont notamment interrogé le monde sur l'influence néfaste de la mondialisation et des superpuissances. Mais tout en rendant le monde plus binaire, en agitant l'épouvantail du terrorisme. Pour Klein, la lutte contre les marques est toujours actuelle, mais probablement un peu éclipsée par ces événements. Les activistes impliqués sont, pour elle, essentiels pour démystifier cette polarisation, ce manichéisme.
Elle dresse un état des lieux global, qui va bien au-delà du sujet initial:
Autrement dit, nous sommes face à une classique lutte de pouvoir autour du grand système infaillible qui gouvernera l'époque: le combat divisait jadis le communisme et le capitalisme, il oppose désormais le Dieu du Marché et le Dieu de l'Islam.
J’ai donc été conquis par cette première lecture du travail de Naomi Klein. Malgré certains aspects datés des constats de l’époque, elle a su voir loin la problématique des marques et multinationales.