Et donc, ironisé-je en allumant une clope, le génie de la nation impériale nommée France, riche de colonies et post-colonies, riche de conquêtes ultramarines, riche encore de zones d’influence africaines où les armes se négocient en francs CFA, est le tempérament anti-impérial.
Le point de départ de cet ouvrage est un échange avec un jeune identitaire. Il s'agit pour Bégaudeau d'effectuer une mise au point, après le succès de "Histoire de ta bêtise". Il écrit probablement ce livre pour nier le fait d’être un "rouge brun" et lever d'éventuels malentendus pour avoir été relayé allègrement sur les plateformes de "ré-information" de la fachosphère. L'identitaire en question l'interpelle comme un "fan". Bégaudeau flaire tout de suite le piège et une joute intellectuelle démarre alors.
De Benoist a lu Gramsci mais les éditocrates identitaires sûrement pas. Ils sont trop occupés à squatter les plateaux des chaînes d’info. Enfants se servant de pièces d’échecs comme de jetons de dames, ils n’ont pas de scrupule à plier le subtil concept d’hégémonie culturelle à leur idéalisme bourrin.
On comprend très rapidement la récupération que Bégaudeau veut mettre au clair. Comme le ferait Clouscard par rapport à Soral et Michéa par rapport à Marine Le Pen, Bégaudeau doit s'extirper - et il le fait très vite avec cet ouvrage - du piège auquel sont tombés nombreux intellectuels, malgré eux.
La pensée identitaire est donc, d’après Bégaudeau, un idéalisme, un fantasme. Lui s'appuie sur le concret du marxisme. Sa force rhétorique et dialectique lui permet de nier ces idéalismes (en particulier cet idéal d'une France éternelle très présent dans le discours identitaire). Des faux-semblants que Bégaudeau nomme contrebandiers:
Schéma général de la contrebande : faire passer une opinion inavouable par le conduit d’une opinion avouable. Opération de contrebande fondatrice : faire passer le racisme en l’emballant dans une critique des excès de l’antiracisme. Slogan de ralliement des contrebandiers : on ne peut plus rien dire.
Bégaudeau a été très médiatisé ces dernières années et le fait d'avoir très durement critiqué Macron et son électorat l'amène aujourd'hui à taper sur l'extrême-droite, sur laquelle il ne s'était pas attardé dans son précédent livre. Il s'inscrit en faux, afin de s’extraire d’un piège, qui consiste à l'assimiler aux "dissidents", ou autres "anti-systèmes" par transitivité, parce qu'il critique le pouvoir Macron. Mais habile avec les concepts, et ne se laissant pas facilement flatter, il débusque immédiatement les identitaires et les faux-semblants.
Le tribun identitaire est un contrebandier d’un genre tordu qui planque sa marchandise tout en s’arrangeant pour qu’on découvre ce qu’il planque
Soral est évidemment la cible de l'essai. Les identitaires avec qui Bégaudeau discutent ne cherchent qu’une seule chose: le rallier à leur cause. Un soutien de plus.
L’extrême droite prospère dans deux espaces : l’isoloir, Internet. Grosse constance électorale du FN depuis quarante ans, grosse activité de la fachosphère. Point commun entre les deux dispositifs : des planques. On déplore sans fin que la parole sur Internet soit anonyme, mais le vote l’est aussi. Pas moins dans les urnes que sur les réseaux peut-on exprimer ce que la correction interdit d’exprimer à visage découvert. Une manif raciste n’est jouable que dans le contexte heureusement exceptionnel où des identitaires font nombre, s’autorisent mutuellement, se cachent les uns derrière les autres, se couvrent. Alors que c’est presque une fois par an que l’anonymat du vote offre à des millions de citoyens de dire merde aux arabes, ou aux juifs, ou aux noirs, ou aux cons, ou aux fonctionnaires, ou à tout un tas de gens que le reste du temps le civisme ou la lâcheté les retient d’insulter.
On sent que Bégaudeau a un argumentaire suffisamment balèze pour démonter leur discours. C’est à cela qu’il s’applique dans cet ouvrage. Le langage et les idées: une perméabilité dans la tête des gens, une longue lobotomie du peuple. Cela fait plusieurs décennies maintenant qu’ils y travaillent. A force de patience ils ont bien fini par y arriver.
On n’invite pas l’intellectuel 2.0 sur un plateau pour qu’il parle de sa dernière production écrite. On l’invite à commenter un commentaire.
Plus loin, Bégaudeau finit par lâcher le morceau:
L’intellectuel peut s’appeler Alain Soral. Comme il n’est plus convié sur les plateaux où il aima jadis pérorer, il est assis sur un canapé rouge et parle à un talking-partner invisible. Beaucoup l’écoutent, soit en direct, soit après coup – l’intellectuel 2.0 est consultable à toute heure.
Ce que Michéa n’a jamais daigné faire (nommer l’ennemi physique, et pas seulement idéologique), Bégaudeau le fait. Il est plus que temps de le faire. Et c’est peut-être déjà trop tard. Les intellectuels de gauche n’ont jamais pris le bonhomme au sérieux et par mépris ne voulaient pas se salir la langue en le nommant, à se rabaisser en l’incluant dans le jeu des idées. Bégaudeau émerge à pic, il maîtrise l’art de la joute oratoire. Il peut les affronter.
Je dois remettre les idées à leur place. Si rien ne doit être oublié des acquis critiques sur le pouvoir structurant de la langue, du diagnostic foucaldien qu’un ordre langagier structure un ordre social, de l’autonomie de la logosphère, de l’existence d’une bulle idéelle spéculative, il reste que la langue ne sort pas d’un chapeau. L’homme se distingue de Dieu en cela aussi que son verbe n’est pas au commencement.
L'ouvrage se transforme en essai sur le langage. Les mots, les choix de mots et le sens des mots. Il énumère le lexique identitaire, pour mieux le déconstruire ("l'état du langage soutient l'exercice du pouvoir"). Plus loin:
À quel carrefour nos lexiques, puisés dans un idiome commun, ont-ils si radicalement divergé ?
Antithèse de Soral, il se distingue violemment et ironiquement du "virilisme" identitaire:
On n’est pas bien là ? On n’est pas bien entre hommes, avec pâté et pinard ?
Son précédent ouvrage démontait l’électorat de Macron. Celui-là s’occupe des identitaires qui votent ou pourraient voter extrême droite, comme Marine Le Pen ou Eric Zemmour.
Que disent ces peuples au réveil ? Levés du mauvais pied, les peuples disent non. Ils disent non à quoi ? À tout et son contraire, s’inquiètent les centristes. Les centristes ne devraient pas s’inquiéter. Pas plus que le vieil anar les peuples ne disent non à tout. Ils ne disent pas non au capitalisme, mais au système. Ils ne s’en prennent pas aux possédants mais aux élites. Ne disent pas non à l’Europe libérale, mais à l’Europe passoire. Passoire non à capitaux mais à migrants.
Il est donc question de recentrer le propos sur les concepts idéologiques des identitaires. Qui ne sont donc que des projections idéalisées. Le peuple et le populisme d'identitaires qui ne nomment même plus le capitalisme. Qui le refoule pour proposer un libéralisme autoritaire.
Le mécontentement est partout, et les solutions nulle part. (Raoul Vaneigem)
Bégaudeau s'attarde aussi longuement sur la gauche actuelle. Et fait aussi le constat d’échec d'une faction politique qui n’a pas su capter la colère du peuple. Colères au pluriel, sur lesquelles Bégaudeau s’attarde longuement, car elles n’invitent qu’à l’écoute narcissique. Car elles n'amènent qu’à la plainte et la lamentation. Qui sont contre-productives. Qui mènent droit au mur car elles éludent la raison, la réflexion. Colères qui aveuglent.
Qu’est-ce que les jaunes auront affirmé ? Leur réalité.
Et il revient du coup sur le mouvement des Gilets Jaunes, en s'attardant sur une autre de ses connaissances, un homme "en colère" qui a participé au mouvement.
Pour débusquer les faux-semblants, Bégaudeau convoque ses « amis ». Qui sont essentiellement des penseurs de gauche. Eux qui font un travail de fond et qui n’arrivent pas à se faire entendre. Ceux là-mêmes qui n’arrivent peut-être tout simplement plus à parler à cette classe populaire en colère.
Il n’y a de politique que sociale. Il n’y a de politique que de gauche. Tout le reste est police.
C’est en enfourchant des mots comme patrie, drapeau, nation, souveraineté nationale, que bien des cavaliers de gauche sont passés à droite ; ou se sont révélés de droite. C’est par ce chemin de contrebande qu’ils ont franchi la ligne.
Bégaudeau réhabilite un lexique qui était censé être désuet, obsolète, dangereux et inquiétant car associé au totalitarisme soviétique. Lutte des classes. Marxisme assumé.
A la longue j'ai quand même eu le sentiment qu'il tartine des paragraphes pour détricoter la merde, conséquence d’une incommunicabilité généralisée. L'exercice, bien que nécessaire, m'a parfois semblé longuet.
Il n’y a pas de décence commune, il y a la décence communiste.
J’y ai vu un clin d’œil à Michéa. Une pointe de critique peut-être ? Sans le nommer: il ne figure en tout cas pas dans sa liste d'amis.
Et au final, cette joie du titre tient à cette certitude d’être du bon côté de la barrière: la gauche. Encore une belle claque.