J'ai craqué et acheté ce livre chez Quilombo, qui a détrôné tous les livres de ma file de lecture. Cette collection sur les « précurseurs de la décroissance » dirigée par Serge Latouche synthétise le travail de nombreux auteurs apparentés à ce mouvement, mais c'est celui-ci qui a retenu ma première attention. JG Ballard y est décrit comme cet « observateur implacable de la société de consommation ». Il me semblait très intéressant de lire une synthèse de l'œuvre d'un de mes auteurs préférés.
L'ouvrage démarre par une brève biographie de Ballard, avec sa rencontre marquante de Freud et des surréalistes. Elle rappelle ses études de médecine avortées; Ballard ambitionnait d’être psychiatre:
L’être humain se montrait souvent irrationnel, dangereux; la psychiatrie concernait autant les gens sains d’esprit que les fous. (Ballard)
Précurseur de ce genre à mi-chemin entre littérature classique et science-fiction que l'on appelle parfois "anticipation sociale", Ballard aura eu plusieurs phases dans sa carrière littéraire.
On le voit, sa préoccupation littéraire ne l'entraîne pas dans des univers intergalactiques ou dans des planètes peuplées de robot, il vise à rendre intelligible la société contemporaine, dans laquelle la technique s'insère dans les moindres interstices et encombre l'esprit de chacune et et chacun. (Paquot)
Ballard évite donc par là-même le piège d'une représentation futuriste qui pourrait rapidement être dépassée, démodée, voire ringarde selon le degré de projection vers le futur. Il reste proche du présent, et ses préoccupations écologiques apparaissent notamment moins grossières et plus réalistes, bien que très pessimistes. Sa quadrilogie des quatre éléments en atteste. Elle est pour Paquot l'expression d'une apocalypse.
Les nouvelles et romans de SF, très tôt, intègrent des préoccupations écologiques. L'engouement pour la science et la technique des premiers auteurs de récits d'anticipation se transforme, dès le début du XXe siècle en dénonciation de ses excès, dégâts et autres méfaits. (Paquot)
Ma première lecture de Ballard était "Sécheresse", en anglais "The Drought", un des tomes de cette quadrilogie. J'en extrais cette citation:
Le mécanisme de formation de ces polymères demeurait obscur. Toutefois, des millions de tonnes de déchets industriels hautement réactifs - composant du pétrole indésirable ou catalyseurs et solvants contaminés - continuaient d'être déversés dans la mer, où ils se mêlaient aux déchets des centrales atomiques et aux résidus des égouts. A partir de ce brouet de sorcière, l'océan s'était fabriqué une peau épaisse de quelques atomes seulement, mais assez solide pour dévaster les terres que naguère il irriguait. (Ballard)
Ballard s'installe à Shepperton, en banlieue londonienne. Ville qu'il ne quittera jamais. Il y est le témoin direct de ce "cauchemar consumériste" du titre du livre. Le choc du béton, l'observateur inlassable des habitudes de consommation de ses contemporains. Mais son analyse se projette plus loin qu'une simple critique de la société de consommation:
« La banlieue, du moins en Angleterre, est le baromètre du changement. La violence y est contenue et on s'y comporte à merveille. Je crois que nous vivons dans une société "sur-régulée". Le degré de liberté qu'avaient mes parents était bien supérieur à celui dont jouissent les jeunes générations d'aujourd'hui. A peu près tous les domaines de notre vie sont normalisés: comment nourrir ses enfants, comment les élever, leur scolarisation. [...] Et puis, il y a les polices intellectuelles, le politically correct qui surveille subrepticement nos comportements les plus intimes. Plus une société est civilisée et normée, moins elle a de choix moraux à faire. Aujourd'hui, le seul dilemme auquel on est confronté est le choix entre deux paires de baskets. (Ballard)
On constate pourtant dans ses œuvres un instant charnière, une bascule dans la violence, voire la barbarie, qui présente un déclin de civilisation. Je pense en particulier à "High-rise" et "Crash!". Et plus tard "La Face cachée du soleil". Paquot insiste sur ce point:
Dérèglements climatiques, gated communities, utilisations de la violence comme remède à la frustration, consumérisme infantilisant, désocialisation des individus, urbanisation hors de contrôle, etc., sont autant de thématiques avec lesquelles J.G. Ballard dessine la fresque d'une société essoufflée, qui attend un ultime sursaut avant de sombrer. (Paquot)
Cette violence prend forme dans un paysage connu du lecteur, avec des objets qu'il utilise tous les jours:
Son univers est ici et son temps est maintenant. Il n'invente pas de nouveaux procédés techniques, pas plus qu'il ne met au point de nouvelles molécules. Son imagination radicalise ce qu'il remarque ici et là. Nulle tentation de futurologie dans ses romans, il n'invente pas des architectures inédites ou des engins volants non identifiés: il fait évoluer ses personnages dans des tours, des gated communities (quartiers résidentiels sécurisés fermés), des centres commerciaux, des autoroutes, des maisons ordinaires, tout un environnement familier à ses lecteurs. (Paquot)
Et c'est ici que Ballard excelle. De la même manière que Magritte peint les objets et scènes du quotidien, Ballard part souvent d'objets courants (ie. la voiture dans "Crash!") et en extrapole sa fonction pour mettre en lumière une certaine absurdité. La perte de sens pointe naturellement le bout de son nez:
Le paysage technologique contemporain a franchisé ses propres électorats - les habitants des segments de la société de consommation, les groupes de téléspectateurs et de lecteurs de magazines d'information, qui votent avec leur argent en passant à la caisse plutôt qu'en déposant un bulletin dans l'isoloir. Ces électorats énormes et passifs sont largement ouverts à tout opportuniste utilisant l'arsenal de la peur et de l'anxiété, éléments qui sont soigneusement effacés de l'univers des produits grand public et des logiciels d'analyse consumériste. Pour la plupart d'entre nous, l'esthétique et l'efficacité d'un mixeur à potage ou d'une automobile sont bien plus réelles et bien plus rassurantes que les questions de politique traditionnelle: le Moyen-Orient, la balance des paiements, la réforme des syndicats. (Ballard)
La complexité croissante du monde fait que le citoyen perd prise avec l'actualité, la politique et les problématiques sociales. En s'abandonnant au consumérisme, il ne réalise plus qu'il détruit son environnement, s'enlise dans l'individualisme et perd pied avec la réalité.
Le centre commercial est le temple de la consommation qui chaque jour et chaque nuit reçoit ses fidèles qui communient à la gloire du marché sur fond d'ambiance sonore empruntée aux hymnes nazis! (Paquot)
Sans jamais vraiment nommer Marx et le fétichisme de la marchandise, cette dernière est pourtant très souvent élevée au rang de religion. Et cette dévotion est forte de conséquences.
On l'aura compris, J.G. Ballard énonce plus qu'il ne dénonce les méfaits des "progrès" techniques et des technologies qui altèrent l'autonomie de chacun plus qu'ils ne la stimulent ou la protègent. (Paquot)
Ce que Anders ou Ellul énoncent dans leurs essais, Ballard le fait donc sous forme romanesque. Il a l'incroyable tact de ne pas prendre parti, politiquement ou idéologiquement. J'avais déjà constaté que son lexique était souvent froid et distancié, très factuel. Il n'y quasiment pas de polarité dans ses phrases, tout semble très neutre. Ballard va encore plus loin qu'Orwell dans l'écriture et la neutralité, même si je vois en lui une filiation en tant que commentateur critique de la société. A la fois sur le terrain écologique, social ou politique.
Ballard ne se revendique pas comme écologiste, même si, très tôt, il prend en compte les catastrophes "naturelles", dont la responsabilité incombe aux activités humaines, en particulier celles des industriels obnubilés par leur profit ou celle des dirigeants qui assurent la pérennité de leur puissance. (Paquot)
Plus loin:
Les idéologies politiques n'existent plus, elles sont mortes avec Reagan et Thatcher, l'effondrement de l'Union soviétique. Il n'existe pas de différence fondamentale en Angleterre entre Tony Blair et le parti conservateur, en France entre Chirac et Jospin. Nous vivons dans un monde sans idéologie, totalement voué au consumérisme. (Ballard)
Ballard laisse parler les faits. Son langage reste factuel. Ce qui amplifie ce sentiment d'absurdité. La troisième guerre mondiale a lieu dans nos têtes (cf. The Atrocity exhibition) et la conséquence catastrophique des excès consuméristes attaque en premier lieu la psyché des protagonistes:
Ainsi Ballard s'apparente-t-il aux auteurs résolument critiques de la société de consommation, dont il explore les moindres recoins de la psyché de chaque individu tout comme il en décrit les mécanismes, du design d'un objet à la campagne publicitaire, en passant par sa commercialisation et ses usages imprévus qui justifient son acquisition. Son analyse particulièrement précise et documentée du consumérisme le place à côté des décroissants qui dénoncent l'absurdité de la production de biens à obsolescence programmée. Cette course sans fin pour accroître la consommation de chacun relève de l'aliénation par le "monde enchanté de la marchandise", comme l'écrivait Marx. Chaque produit inutile, que la publicité fait passer pour indispensable, est énergivore, difficile à recycler, impossible à réparer, destiné à la décharge... (Paquot)
J'ai souvent supposé que Ballard était probablement un peu pervers pour écrire des romans comme "Crash!" ou "The Atrocity exhibition". Mais ses interviews m'ont plutôt donné l'impression qu'il était finalement très posé.
La science-fiction est essentiellement une réponse à la science et à la technologie telles qu'elles sont perçues par les membres de la société de consommation, et elle reconnaît qu'aujourd'hui le rôle de l'écrivain a totalement changé - il n'est désormais plus qu'un élément d'une immense armée de créateurs qui remplissent l'environnement de fictions en tout genre. (Ballard)
Paquot met donc brillamment en lumière l'incroyable clairvoyance de Ballard sur l'avènement du tout numérique, sur le cauchemar consumériste et sur le comportement psychique des individus, plutôt que la guerre physique. Il emploie ses capacités exceptionnelles en matière de psychologie pour décrire un présent hypertrophié, qui met en évidence les plus gros travers de la société. Ce livre très court va droit à l'essentiel. Une réussite donc, qui me donne envie de lire les autres ouvrages de cette collection.