Petit Rouge

Guy Debord présente Potlatch (1954-1957)

25/10/2021

TAGS: debord, situationnisme, revue, lettrisme

L'intention stratégique de Potlatch était de créer certaines liaisons pour constituer un mouvement nouveau, qui devait être d'emblée une réunification de la création culturelle d'avant-garde et de la critique révolutionnaire de la société. (Debord, novembre 1985)

Le jugement de Potlatch concernant la fin de l'art moderne semblait, devant la pensée de 1954, très excessif. On sait maintenant, par une expérience déjà longue - quoique, personne ne pouvant avancer une autre explication du fait, on s'efforce parfois de le mettre en doute -, que depuis 1954 on n'a jamais plus vu paraître, où que ce soit, un seul artiste auquel on aurait pu reconnaître un véritable intérêt. On sait aussi que personne, en dehors de l'Internationale situationniste, n'a plus jamais voulu formuler une critique centrale de cette société, qui pourtant tombe autour de nous; déversant en avalanche ses désastreux échecs, et toujours plus pressée d'en accumuler d'autres. (Debord, novembre 1985)

Je finis par racler les fonds de tiroirs: je commence à avoir pas mal lu Debord. Il ne me reste plus grand chose à lire de conséquent de lui, hormis peut-être ce Potlatch. Recueil d'un périodique de l'Internationale lettriste, aux ambitions d’une prétention inégalable:

Potlatch est la publication la plus engagée du monde: nous travaillons à l'établissement conscient et collectif d'une nouvelle civilisation. (Potlatch 1)

Rien que ça. Mais peut-être est-ce ironique et non dénué d'humour ? Il n'est pas inintéressant de lire ces revues pour capter le bouillonnement intellectuel du mouvement, jusqu'à l’avènement du situationnisme. Ou tout au moins ses balbutiements.

Ce qui me frappe immédiatement, ce sont les dissensions internes, toujours mauvais signe dans chaque mouvements "révolutionnaires" (ie. André Breton pour les surréalistes). Cela alors que l'Internationale lettriste n'a encore pas de programme bien clair et défini. Et comme de nombreux mouvements "révolutionnaires", il y a dès le départ une épuration, qui ne se démentira pas sur la durée, et qui est de plus complètement assumée:

L'Internationale lettriste poursuit, depuis novembre 1952, l'élimination de la « Vieille Garde ».

Le contenu des revues est irrévérencieux, satyrique et informatif. En somme une belle matrice pour les journaux à venir. Cette lecture m’a rappelé celles de mon adolescence, quand je découvrais la critique des médias avec PLPL et Le Plan B. La plupart des articles de Potlatch ne sont d'ailleurs pas signés. On y trouve dans les premiers numéros des rubriques récurrentes: « La meilleure nouvelle de la semaine » et un regard original sur l'actualité de l'époque.

La critique la plus intéressante et constructive des lettristes concerne l'urbanisme, perçu comme une prison (« Mais aujourd’hui la prison devient l’habitation modèle… »). L’essor de l’automobile transforme radicalement le paysage urbain, et la rue en particulier est acquise aux voitures, et non aux citadins. Le Corbusier est en cela durement critiqué.

Les lettristes veulent donc se réapproprier le temps et l'espace. Un temps pour soi éphémère et ludique:

La beauté nouvelle sera DE SITUATION, c’est-à-dire provisoire et vécue. (Potlatch 5)

Ou encore:

Une seule entreprise nous paraît digne de considération: c’est la mise au point d’un divertissement intégral.

L'exercice de la dérive psychogéographique pointe donc naturellement le bout de son nez:

Les grandes villes sont favorables à la distraction que nous appelons derive. La dérive est une technique du déplacement sans but. Elle se fonde sur l’influence du décor. (Potlatch 14)

Cette revue est donc un laboratoire d'idées et d'expériences (mais surtout de critiques) qui restent à un état embryonnaire. Les concepts proposés se structurent et se précisent au fil des numéros. Mais ils restent à mon sens très inachevés, et j'ai souvent eu le sentiment que les lettristes tenaient à être dans l'action sans programme bien défini.

Quand on ne sait pas où l’on va, il faut y aller... Et le plus vite possible. (Jacques Rouxel)

Ce qui m'a finalement fait pitié, car ces jeunes arrogants faisaient néanmoins preuve d'un énorme boulard:

POTLATCH A-T-IL LE PUBLIC LE PLUS INTELLIGENT DU MONDE ? (Potlatch 8)

La fougue de la jeunesse, contestataire, mais dans l'impasse du refus permanent, s'accompagne pourtant d'un optimisme et d'une résolution à toute épreuve. Une impulsion, un dynamisme et une énergie, avec comme mire de fond la volonté de créer un style de vie. La conviction est de mise:

On peut découvrir d'un seul coup d'oeil l'ordonnance cartésienne du prétendu "labyrinthe" du Jardin des Plantes et l'inscription qui l'annonce: LES JEUX SONT INTERDITS DANS LE LABYRINTHE. On ne saurait trouver un résumé plus clair de l'esprit de toute une civilisation. Celle-là même que nous finirons par abattre. (Potlatch 9-10-11)

Renouer avec le plaisir ludique et définir un style de vie apparaît urgent. Avec pour ambition de dépasser l'aliénation du travail et de répondre aux besoins d'épanouissement fondamentaux de l'être humain.

La fête continue, et nous sommes sûrs de participer quelque jour à sa plus sérieuse interruption. (Potlatch 13)

Plus loin:

L’internationale lettriste se propose d’établir une structure passionnante de la vie. Nous expérimentons des comportements, des formes de décoration, d’architecture, d’urbanisme et de communication propres à provoquer des situations attirantes. (Potlatch 14)

Mais l'inachèvement n'indiquerait-il pas finalement l'inanité conceptuelle ?

Chaque espèce vivante s’adapte aux conditions naturelles. Mais souvent l’homme, l’être le plus actif et le plus destructeur, a modifié ces conditions et crée des paysages nouveaux. (Potlatch 18)

Cette citation m'est apparue intéressante pour comprendre pourquoi les situationnistes veulent transformer l’habitat par l’urbanisme, et se réapproprier l'espace.

L’histoire des idées que prouve-t-elle, sinon que la production intellectuelle se métamorphose avec la production matérielle ? Les idées dominantes d’un temps n’ont jamais été que les idées de la classe dominante. On parle d’idées qui révolutionnent la société tout entière. On ne fait ainsi que formuler un fait, à savoir que les éléments d’une société nouvelle se sont formés dans la société ancienne; que la dissolution des idées anciennes va de pair avec la dissolution des anciennes conditions d’existence. (Potlatch 18)

Marxistes convaincus, les lettristes s'engouffrent dans la théorie en voulant probablement rivaliser avec leurs maîtres, voir même les dépasser. Je me suis pourtant souvent demandé si l'effet de mode de l'époque ne les faisaient pas paraphraser bêtement Marx, sans la maîtrise des concepts.

Le fait ne s’est pas produit, mais cela n’implique nullement une erreur de Marx, seulement l’erreur du prolétariat de ces pays-là… (Potlatch 28)

Ben voyons !

Entre quelques rares interventions "théoriques", Potlatch contient essentiellement des commentaires de société. Et ça crache, ça dénigre quand même beaucoup. Ils font les malins avec la dérive et les détournements mais cela ne m'a pas semblé conséquent d'un point de vue "révolutionnaire".

Don’t mistake lack of talent for genius. (Peter Steele)

Pourquoi le lettrisme ? Potlatch 22 finit tardivement par apporter quelques éléments de réponse. L'inspiration dadaïste y est donc exprimée. Et je comprends désormais mieux le liant entre les deux mouvements qu'effectue Greil Marcus dans "Lipstick Traces".

Une sorte d’optimisme de l’invention y tenait lieu de refus, et d’affirmation au-delà de ces refus. (Potlatch 22)

Debord apparaît loin au-dessus, en termes d'écriture et de dialectique. Il n’est pourtant pas question de réinventer le dadaïsme. Mais encore une fois, le lettrisme (poésie réduite aux lettres, récit métagraphique, cinéma sans images) est-il réellement une forme artistique révolutionnaire ? Radicale certes, mais en quoi est-elle plus légitime qu’une autre ? Le travers des lettristes ne tient-il pas à leur élitisme et à leur radicalité jusqu’au-boutiste ? À leur manque de consensus ? Ils raillent allègrement Camus, mais que font-ils de sérieux pour guider le prolétariat vers la révolution ? La radicalité artistique conduit à l’élitisme, et j’y vois finalement un délire petit-bourgeois. Tout n’est pas à jeter, probablement que la critique de l’urbanisme et la volonté de renouer avec le plaisir ludique sont intéressantes, mais ils vivent en autarcie, pétris de certitudes sur la bienfaisance de leur démarche. Leur radicalité amène l’exclusion et un certain autoritarisme (purges de l’Internationale). Leur refus d'un universalisme artistique fédérateur les condamnent.

Et finalement, le constat implacable que les intellectuels ne nourrissent jamais le ventre des pauvres. Les lettristes raillent allègrement et très injustement l'Abbé Pierre, mais son action, elle, est pourtant réelle et concrète. Créer une Internationale lettriste, sur le même modèle que l’Internationale Communiste ne suffit pas à répondre aux problématiques du peuple. Malgré des objectifs louables:

De cette opposition fondamentale, qui est en définitive le conflit d’une manière assez nouvelle de conduire sa vie contre une habitude ancienne de l’aliéner, procédaient des antagonismes de toutes sortes, provisoirement aplanis en vue d’une action générale qui fut divertissante et que, malgré ses maladresses et ses insuffisances, nous tenons encore aujourd'hui pour positive. (Potlatch 22)

On perçoit très rarement des pointes d’autocritique. Mais les lettristes sont seuls contre tous et veulent néanmoins imposer un nouveau mode de pensée.

Mais si nous sommes malades, nos détracteurs sont morts. (Potlatch 22)

Et dans le numéro suivant:

Il est apparent qu’il existe une internationale de la connerie noire, dont nous commençons à voir les meneurs. (Potlatch 23)

Leur radicalité les conduit même à un inversement de valeur, qui se réalisera plus loin:

Il vaut mieux changer d’amis que d’idées. (Potlatch 22)

Leur sens de la formule fait pourtant mouche. Ce qui expliquera quelques décennies plus tard la récupération du mouvement par des publicitaires en quête permanente du slogan efficace:

Vous dormez pour un patron. (Potlatch 23)

Leurs rares propositions psychogéographiques ne sont d'ailleurs pas dénuées de poésie. Un rare apport constructif dans l'ensemble de Potlatch.

Munir les réverbères de toutes les rues d’interrupteurs; l’éclairage étant à la disposition du public. (Potlatch 23)

Et quelques clairvoyances néanmoins, par conviction anticolonialiste et antifasciste, qui rejoignent mes précédentes lectures sur le SAC en France et les années de plomb en Italie:

QUE FEREZ-VOUS si des éléments militaires d’extrême droite se risquent à un coup d’Etat, dont les difficultés grandissantes du colonialisme français créent depuis peu les conditions favorables ? (Potlatch 23)

J'ai pourtant souvent eu le sentiment de lire des tracts de propagande d'une police du bon goût. Il y a parfois chez les "révolutionnaires" un esprit de petit flic qui m'agace au plus haut point, surtout quand il concerne des anarchistes.

Le terme de situation commence à apparaître au fur et à mesure des numéros, et on arrive à la fin de Potlatch en tant que bulletin de l'Internationale lettriste. Et des mecs sérieux apparaissent, comme Asger Jorn ou Constant, avec le Mouvement international pour un Bauhaus Imaginiste.

L’élargissement de nos forces, la possibilité et la nécessité d’une véritable action internationale doivent nous mener à changer profondément notre tactique. Il faut nous emparer de la culture moderne, pour l’utiliser à nos fins, et non plus mener une opposition extérieure fondée sur le seul développement futur de nos problèmes. Nous devons agir tout de suite, pour une critique et une formulation théorique communes de thèses qui se complètent, pour une application expérimentale commune de ces thèses. La tendance de Potlatch doit accepter, s’il le faut, une position minoritaire dans la nouvelle organisation internationale, pour en permettre l’unification. Mais toutes les réalisations concrètes de ce mouvement le porteront naturellement à s’aligner sur le programme le plus avancé. (Potlatch 28)

C’est effectivement seul et contre tous qu’ils y sont arrivés. Mais Fillon et Wolman se font exclure de l’Internationale lettriste. Qui reste-t-il, à part Debord ? Je ne l’avais jamais imaginé autocrate.

Au contraire nos ambitions sont nettement mégalomanes, mais peut-être pas mesurables aux critères dominants de la réussite. Je crois que tous mes amis se satisferaient de travailler anonymement au Ministère des Loisirs d’un gouvernement qui se préoccupera enfin de changer la vie, avec des salaires d’ouvriers qualifiés. (Debord, Potlatch 29)

Potlatch 30 officialise l’Internationale situationniste. Piloté par un Debord qui semble avoir en effet changé d'amis plutôt que d'idées, il scelle le cercueil du lettrisme avec cet ultime numéro.

L’urbanisme, tel que le conçoivent les urbanistes professionnels d’aujourd’hui, est réduit à l’étude pratique du logement et de la circulation, comme des problèmes isolés. Le manque total de solutions ludiques dans l’organisation de la vie sociale empêche l’urbanisme de s’élever au niveau de la création, et l’aspect morne et stérile de la plupart des quartiers nouveaux en témoigne atrocement. (Constant, Potlatch 30)

Constant achève le dernier volume de Potlatch en renouant avec la seule idée valable de cette revue sur la nécessité de repenser l'urbanisme.

Que conclure ? Cette lecture, très intéressante m'a permis de comprendre les mécaniques de gestation d'un mouvement artistique, d'une avant-garde révolutionnaire. Il me confirme ce que j'avais déjà lu chez Michéa sur la présence dans chaque mouvement de ce type d'une ou plusieurs personnalités qui pompent l'énergie des autres et captent l'attention sur eux. Cela semble être le cas avec Guy Debord. Ce qui me déçoit fortement, mais ne me surprend finalement pas tant que cela. Marcolini avait conclu son ouvrage sur le situationnisme de manière brutale, en flinguant complètement le mouvement. Et il était flagrant que les lettristes et plus tard situationnistes ne tenaient debout que grâce à Debord. La relecture récente de "La Société du spectacle" m'avait de plus donné l'intuition que Debord conceptualisait très bien le vide et n'avait pas la hauteur suffisante pour manier le concept d'égal à égal avec Marx. Sa prétention m'a donc été confirmée par ces numéros de Potlatch.

Je dois reconnaître avoir perdu beaucoup de temps sur le situationnisme ces dernières années. J'ai voulu faire le malin en affichant des lectures que je ne comprenais pas parce qu'il n'y avait souvent rien à comprendre. On ne m'y reprendra plus.