Il n'y a qu'un problème philosophique vraiment sérieux: c'est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d'être vécue, c'est répondre à la question fondamentale de la philosophie.
C'est par cette formule que Camus démarre son essai, en mettant presque au rebut des siècles de développements philosophiques. Mais très justement, la philosophie n'est-elle pas dirigée vers la compréhension du tout, et celle de qui anime directement l'être humain sur le sens de la vie ? Camus entend étudier ce « mal de l'esprit » qui provient de ce sentiment d'absurdité de l'existence. Quel choix donc effectuer entre l'espoir d'une autre vie et le suicide ? Jetons un oeil plus aiguisé sur le sujet.
Se tuer, dans un sens, et comme au mélodrame, c'est avouer. C'est avouer qu'on est dépassé par la vie ou qu'on ne la comprend pas.
J'avais lu cet essai très jeune, je me souvenais essentiellement de la clarté de l'écriture et du propos. Même si je crois ne pas avoir été suffisamment mature pour appréhender le concept de l'absurde. Je n'avais de plus pas suffisamment lu Dostoïeski, ni Kierkgaard.
Comment est-il possible de juger sérieusement Camus comme cet écrivain pour classe terminale ? A cause de son apparente simplicité ? Ce n'est tout simplement pas recevable. Je vois en Camus le pendant français d'Orwell. Cette prétendue simplicité d'écriture est un leurre. L'affaire Sokal a démontré depuis que l'obfuscation est très souvent associée à un vide conceptuel. Je ne reviendrai pas dessus.
Un homme parle au téléphone derrière une cloison vitrée; on ne l'entend pas, mais on voit sa mimique sans portée: on se demande pourquoi il vit.
Camus dresse un état des lieux de la philosophie de l’absurde, en évoquant Chestov, Jaspers et Kierkegaard. J'ai eu le sentiment que Camus effectuait des appropriations et interprétation très libres de leur philosophie. Et j'en suis généralement passé à côté, n'ayant pas de repères philosophiques sérieux pour en juger.
Mon raisonnement veut être fidèle à l’évidence qui l’a éveillé. Cette évidence, c’est l’absurde. C’est ce divorce entre l’esprit qui désire et le monde qui déçoit, ma nostalgie d’unité, cet univers dispersé et la contradiction qui les enchaîne. Kierkegaard supprime ma nostalgie et Husserl rassemble cet univers. Ce n’est pas cela que j’attendais. Il s’agissait de vivre et penser avec ces déchirements, de savoir s’il fallait accepter ou refuser. Il ne peut être question de masquer l’évidence, de supprimer l’absurde en niant l’un des termes de son équation. Il faut savoir si l’on peut en vivre ou si la logique commande qu’on en meure. Je ne m’intéresse pas au suicide philosophique, mais au suicide tout court. Je veux seulement le purger de son contenu d’émotions et connaître sa logique et son honnêteté. Toute autre position suppose pour l’esprit absurde l’escamotage et le recul de l’esprit devant ce que l’esprit met à jour.
Quelle solution peut être proposée pour remédier à l'absurde ? S'agit-il uniquement d'effectuer un changement d'état d'esprit pour s'en accommoder ? J'attendais la résolution, qui dans mes souvenirs n'intervenait que de manière conséquente dans « L'homme révolté ».
Il s'agissait précédemment de savoir si la vie devait avoir un sens pour être vécue. Il apparaît ici au contraire qu'elle sera d'autant mieux vécue qu'elle n'aura pas de sens.
Même s'il aborde déjà cette idée dans cet essai:
L'une des seules positions philosophiques cohérentes, c'est ainsi la révolte.
Et Camus confirme en effet son précepte, qui est donc, par la prise de conscience, une distorsion mentale.
Je tire de l’absurde trois conséquences qui sont ma révolte, ma liberté, ma passion. Par le seul jeu de ma conscience, je transforme en règle de vie ce qui était invitation à la mort – et je refuse le suicide.
Et finalement, l'absurdité de notre existence appelle la vie. C'est ce « raisonnement absurde » qui permet à l'homme de jouer le jeu. L'acception de l'absurde ne donne pas d'autre choix.
Maintenant, il s'agit de vivre.
Dans la suite de l'essai, Camus prend différents exemples de conduites absurdes. Le séducteur, le comédien et le conquérant apparaissent comme les archétypes les plus représentatifs. Le séducteur en particulier m'apparaît comme le plus proche de Sisyphe. Il répète inlassablement les mêmes gestes, il va de femme en femme. Cette stérilité de Don Juan, que j'ai sentie chez Kierkegaard dans « Le Journal du séducteur », est la plus flagrante.
Je vois Don Juan dans une cellule de ces monastères espagnols perdus sur une colline. Et s’il regarde quelque chose, ce ne sont pas les fantômes des amours enfouies, mais, peut-être, par une meurtrière brûlante, quelque plaine silencieuse d’Espagne, terre attendue mais jamais souhaité, la fin dernière est méprisable.
Il y a de nombreuses citations à extraire de cet ouvrage. J'en retiens celle-ci:
Un homme est plus un homme par les choses qu’il tait que par celles qu’il dit.
J'apprécie particulièrement chez Camus sa générosité dans l'exemple. Surtout que j'ai déjà abordé ses références et même qu'elles sont dans mon panthéon personnel. Il développe son argumentaire en évoquant notamment le personnage de Kirilov dans « Les Possédés » de Dostoïevski.
Il sent que Dieu est nécessaire et qu’il faut bien qu’il existe. Mais il sait qu’il n’existe pas et qu’il ne peut exister.
Plus loin:
L’homme n’a fait qu’inventer Dieu pour ne pas se tuer. Voilà le résumé de l’histoire universelle jusqu’à ce moment.
La création absurde clôt l'essai. Il y est de nouveau question de cette stérilité dans l'effort. Et l'expression artistique apparaît déjà comme un acte de révolte. J'aurais personnellement ajouté la quête de savoir scientifique comme un acte tout aussi absurde.
De toutes les écoles de la patience et la lucidité, la création est la plus efficace. Elle est aussi le bouleversant témoignage de la seule dignité de l’homme: la révolte tenace contre sa condition, la persévérance dans un effort tenu pour stérile.
L'essai est paru en 1942. Écrit par Camus avant ses trente ans, il y a de l'audace et, peut-être aussi une certaine arrogance de la jeunesse ? Je ne savais pas comment jauger cela. Mais la limpidité de l'écriture et les fulgurances qu'il déploie restent essentielles.