« Tokyo, au début de la libération des moeurs des années 70, Kyôko et Jirô vivent en couple, bien que non mariés. Elle est graphiste dans une agence de pub. Lui est illustrateur débutant. »
Dès le départ le ton est donné: cette histoire d'amour sera tragique, passionnelle et très fragile. Le titre annonce déjà la rupture avant même d’avoir démarré la lecture. Les pulsions de mort se mêlent rapidement au sexe. Il y a ce concept d'Éros et Thanatos, qui semblerait presque avoir été conceptualisé spécifiquement pour les Japonais tellement il est présent dans toutes les franges de leur culture. Les premiers chapitres témoignent de cette tendance parfois morbide, qui rythmera le récit.
Kazuo Kamimura est le dessinateur de Lady Snowblood, scénarisé par Kazuo Koike, dont l'adaptation cinématographique a influencé le Kill Bill de Tarantino. J'avais lu l'ouvrage il y a quelques années déjà, mais j'avais surtout été marqué par la préface à l'édition française écrite par Jean-Pierre Dionnet.
On va continuer très longtemps à vivre comme ça, paisiblement, hein ? (Kyôko)
Kyôko et Jirô sont deux jeunes qui se lancent dans la vie de couple, en toute insouciance. Ils ne sont pas mariés. Cela va contribuer à mettre à mal leur idylle, qui se veut moderne et affranchie de toute contrainte. Mais la société japonaise des années 70 n'est pas encore prête à accepter cette union. Le manga est paru entre 1972 et 1973, c'est le début d'une ère d'incertitudes et d'angoisses pour le Japon.
Un instant, un rêve. Juste vers la folie. (Kokanshû)
La frontière entre folie, obscénité et déviance est parfois mince: on y voit un prêtre qui jouit devant la Joconde, une mère incestueuse avec son fils. Même si la société dans laquelle Kyôko et Jirô évoluent semble parfois malade et influence leur état d'esprit, l'amour entre Kyôko et Jirô est quand même généralement émaillé de scènes de vie joyeuses et passionnées.
Tous les couples créent eux-mêmes leur propre légende amoureuse. Des instants uniques, intimes, qui ne sont beaux que pour ceux qui les vivent.
Kamimura propose un manga souvent contemplatif. Il y a parfois des planches entières de description, de paysages. Comme si le temps s’était figé. Sur plus de 2000 pages, il prend le temps de planter le décor, de capturer l'habitat et la psychologie de ces amoureux.
J’ai encore l’odeur de ton sang sur mes doigts. C’est le parfum de notre avenir. (Jirô)
Il s'agit donc d'un « gekiga », terme que je ne connaissais pas, qui signifie littéralement « dessins dramatiques ». Ce genre de manga pour adultes émerge à la fin des années 50. Les sujets sont délicats, parfois très durs. Kamimura illustre dans ce manga le suicide d’un vieux sculpteur frappé par la solitude. Il aborde aussi la question de l’avortement et des pathologies mentales.
Je vais sécher tes larmes. [...] Elles sont salées, comme si la mer était dans tes yeux. (Jirô)
J'ai été frappé la poésie du texte de Kamimura, à l’image de la précédente citation. Il y a des phrases récurrentes, scandées tout au long du récit, et qui figent le récit dans le temps.
C’est toi qui m’as appris que, dans la vie, les choses tristes sont plus nombreuses que les choses gaies... (Kyôko)
Kyôko tombe enceinte, mais compte tenu de leur situation maritale et de la dèche de Jirô, elle se voit contrainte d'avorter. Prise d'hystérie, elle fait dans la foulée une tentative de suicide.
L’amour n’existe pas, et ceux qui croient le contraire sont punis. Un jour, cette illusion qui porte le nom d’amour les punira.
Kyôko sombre après cet épisode dramatique dans une sévère dépression. Le médecin culpabilise Jirô de ne pas avoir été suffisamment présent pour elle, qui souffrait d'anxiété névrotique. Ce couple se voit jugé, et subit la pression sociale sur le mariage de la part de leurs proches.
Après une longue phase de guérison et beaucoup de larmes versées de part d'autre, Kyôko revient vivre avec Jirô. Mais ce dernier, pour une raison qui m'a échappé, malgré tout son amour, devient de plus en plus dur avec elle. L’avortement a de plus rendu Kyôko stérile, ce qui convainc Jirô que leur histoire est terminée. Mais au moment où l'on pense qu'il va mettre un terme à leur histoire, c'est Kyôko qui prend les devants en retournant vivre chez sa mère. La résolution donc, par la rupture. Elle part, comme le font parfois les femmes, rarement capables de revenir en arrière une fois leur décision prise. Kyôko retrouve un autre homme dans sa vie, et elle sera la mère adoptive de l'enfant de ce nouveau compagnon. Jirô semble de son côté incapable de surmonter cet amour déçu.
Ce récit m’a beaucoup parlé. L’insouciance d’un amour de jeunesse que j'ai moi-même connu. Avec de grands espoirs et de nombreux doutes. Jirô m'est apparu aussi négatif et dénué de confiance en lui que moi à une époque. Il est de plus moins enclin à se poser que Kyôko, plus immature, ce que j’ai aussi été.
Ce manga est une réussite. Pas forcément graphiquement, mais dans son écriture, assurément. Même si les lignes courbes sont souvent maîtrisées, j'ai trouvé certains dessins bâclés ou alors mal proportionnés. Kamimura s'est inspiré des estampes japonaises classiques, ce qui confère pourtant à son trait une réelle élégance. Et les femmes ont toutes des visages magnifiques, Kamimura dessine parfaitement la beauté. La censure Japonaise ampute parfois les dessins de nus, qui sont relativement nombreux.
J'ai souvent pensé à la part autobiographique du manga, qui me semble évidente considérant la force et l'authenticité des sentiments que Kamimura influe au récit. Il décède d’un cancer en 1986, à l’âge de 45 ans. Je compte m'attarder davantage sur l’œuvra de cet artiste qui fait preuve d'une sensibilité exceptionnelle.