Petit Rouge

La maman et la putain - Jean Eustache

02/09/2021

TAGS: eustache, cinéma

Vous avez des choses importantes à faire, Alexandre ? Je croyais que vous ne faisiez rien. (Veronika)

Alexandre est une sorte d'intellectuel désœuvré qui se fait entretenir par Marie, sa maîtresse. Un jour, il croise le regard de Veronika sur la terrasse d'un bar et lui demande son numéro. Il rentre ensuite chez Marie. S'installe alors un triangle amoureux qui l'amènera ultimement à faire un choix.

Il y a une distorsion de réalité dans ce long film (3h27) de Jean Eustache. Quelque chose qui me semble contre-intuitif: l'homme sans le sou, toujours à emprunter de l'argent pour jouir de la vie de café me semble peu réaliste. Mais le pouvoir de séduction d'Alexandre est tel, que j'étais moi-même finalement séduit par le personnage.

Alexandre donc, joué par Jean-Pierre Léaud, est assez incroyable. Homme à femme sans particulièrement chercher à l'être, il débite d'inlassables théories et aime s’écouter parler. C'est un dandy: chic, élégant, esthétique. Qui comprend les femmes et les rend folles. Ça picole, ça ne fout rien de ses journées: on ne saura pas quelle fonction il remplit, autre que de vivre de manière parasite.

Marie, maîtresse d'Alexandre jouée par Bernadette Lafont, est la maman. Femme au grand cœur, probablement un peu plus âgée que lui, elle s'accommode plus difficilement de le partager avec Veronika. Cette dernière, la « putain » du titre est jouée par Françoise Lebrun, qui a été la compagne de Jean Eustache avant le tournage du film. Cette configuration où fiction et réalité s'entremêlent rend ce film intéressant, mais génère aussi un certain malaise considérant les implications personnelles que Jean Eustache met dans ce film.

Mais quel est donc le sujet de ce film qui semble n'être qu'en apparence constitué de scènes de dialogues extrêmement verbeuses ? A mon sens, il y est essentiellement question du rôle de l'homme et des désirs qui l'animent. Le choix ultime d'Alexandre, qui est de faire celui de la maman ou de la putain, doit se comprendre comme le dilemme typiquement masculin en amour, qui est de faire le choix du cœur ou de la raison, de l'animalité ou de la stabilité. La maman représente le confort et la prospérité. La putain cristallise elle, le plaisir éphémère et stérile.

Alexandre est sûr de lui pendant la quasi-intégralité du film. Sauf à la toute fin où il ne rigole plus du tout. Les deux héroïnes prennent ultimement la confiance en elle suffisante pour démonter ce qu'il est essentiellement: un parasite, égoïste et inconsistant. Et, comme s'il s'agissait d'un travers typiquement masculin, incapable de s'investir dans une relation, de se poser.

Marie, abandonnée par Alexandre, écoute « Les Amants de Paris » chanté par Edith Piaf, et s'effondre en pleurs en réalisant qu'il a finalement choisi Veronika. Cette dernière réfute sa condition de « putain » dans un monologue poignant. Mais une fois Alexandre chez elle, après avoir bu jusqu'à s'en rendre malade, on comprend immédiatement qu'ils regrettent immédiatement leur choix et que ce nouveau couple ne pourra pas durer.

Ne me regardez pas, je n’aime pas qu’on me regarde quand je dégueule, tournez-vous ! (Veronika)

Le langage est parfois cru, probablement plus pour l'époque qu'autre chose. Et les dialogues sont en effet très verbeux, bien qu'absolument géniaux une fois que l'on s'immerge en eux. Il y a, malgré tout, quelque chose d'artificiel dans le jeu d'acteur, une diction impeccable et unique, très musicale et rythmée. Cet art verbal s'est complètement perdu depuis, au profit d'une expression plate et monocorde dans la vie de tous les jours ou au cinéma. Léaud raconte d'ailleurs que le tournage a été particulièrement difficile sur ce point précis, dans la mesure où il n'y avait qu'une seule prise par plan, Eustache insistant de plus pour que les acteurs connaissent le texte à la virgule près.

Les acteurs ont donc réalisé un tour de force, je les ai trouvés absolument géniaux. J'ai pourtant toujours détesté Léaud. Surtout chez Truffaut. Mais là je l'ai trouvé vraiment brillant. J'ai vu une ressemblance physique et stylistique entre lui et Louis Garrel. Ils représentent tous deux, selon moi, cette image de l'intellectuel français à haut pouvoir de séduction.

Sorti en 1973, contexte post-mai 68. J'ai particulièrement apprécié les critiques féroces envers les maoïstes. Jean-Paul Sartre y est moqué, pour son inconsistance politique et son alcoolisme. Le désœuvrement et le dandysme d'Alexandre semblent indiquer la fin des illusions. La configuration amoureuse des protagonistes n'en est pas moins évocatrice d'une liberté sexuelle acquise.

J'ai donc beaucoup aimé ce film, qui malgré ses défauts (de nombreuses longueurs, cette diction troublante) n'en reste pas moins un chef-d'oeuvre de dialogues.