Un des derniers textes d'Antonin Artaud, initialement destiné à être diffusé à la radio en novembre 1947, mais dont l'émission a finalement été censurée. Il fera l'objet d'une diffusion posthume en 1973 seulement.
Le texte initial devait être accompagné de bruits, cris, et de quelques sons de xylophone, joué par Artaud lui-même. Cette poésie théâtralisée voit Artaud comme sorcier. Il sera questions de rites, d'une messe noire et d'émissions corporelles, notamment en rapport avec la fécalité. Artaud a pour ambition d'apporter « par la voie de l’émission corporelle les vérités métaphysiques les plus élevées ».
Car de plus en plus les Américains trouvent qu’ils manquent de bras et d’enfants, c’est à dire non pas d’ouvriers mais des soldats
Le premier fragment est résolument anti-américain. Il s'en justifie dans des échanges épistolaires autour du texte censuré. Et je trouve Artaud bien clairvoyant pour le coup:
Mais il faudrait être bien naïf, monsieur Wladimir Porché, à l’heure qu’il est pour ne pas comprendre que le capitalisme américain comme le communisme russe nous mènent tous deux à la guerre, (4 février 1948)
Le lexique des textes est très organique. Y est fait référence aux sécrétions de l'homme: sperme, merde, sang. Artaud s'ancre sur la terre, le sol et non le ciel. Il appelle à son renfort les Tarahumaras et le rite du peyotl. Cette prise de position, qui se défie à un « capitalisme américain » dominant en Amérique latine, s'oppose aussi au dieu céleste et à l'ordre moral.
j’aime mieux le peuple qui mange à même la terre le délire d’où il est né,
je parle des Tarahumaras
mangeant le peyotl à même le sol
pendant qu’il naît,
et qui tue le soleil pour installer le royaume de la nuit noire,
et qui crève la croix afin que les espaces de l’espace ne puissent plus jamais rencontrer ni se croiser.
C’est ainsi que vous allez entendre la danse du TUTUGURI.
Plus loin, l'appel en renfort des Tarahumaras à son propos s'explicite:
Or, le ton majeur du Rite est justement
L’ABOLITION DE LA CROIX.
« La recherche de la fécalité », est probablement le fragment qui a provoqué la censure de l'émission. Son langage y est en effet très cru (pour l'époque plus que pour nous). Mais c'est pourtant à cet instant que le poème devient réellement métaphysique à mes yeux. La question de la réalité, est-ce que l’on existe vraiment ? ne peut être résolue qu’en considérant le corps et notre animalité. Nos excrétions nous ramènent à cela, et elles témoignent de l’existence du corps. J’ai toujours eu ce vague sentiment d’étrangeté quand je chie. Et Artaud met exactement les mots pour anéantir en moi l'angoisse existentielle de la réalité de l'être.
Là où sent la merde
ça sent l’être.
Le corps comme certitude de vie, d'existence. Mais aussi le corps ressenti comme prison. On retrouvait déjà ces thèmes dans « Suppôts et suppliciations », et cette obsession pour le corps. Son étrangeté, ses limites.
La presse d’époque lui reconnaît un talent poétique, mais juge que son œuvre ne doit pas s’exprimer aux masses et rester confidentielle. Ce qui est scandaleux pour Artaud.
LE DEVOIR
de l’écrivain, du poète
n’est pas d’aller s’enfermer lâchement dans un texte, un livre, une revue
dont il ne sortira plus jamais
mais au contraire de sortir
dehors
pour secouer,
pour attaquer
l’esprit public,
sinon
a quoi sert-il ?
Et pourquoi est-il né ?
Absolument génial.