En somme, une fois que Mai 68 fut, année après année, amendé, épuré, réécrit, ripoliné, pour se retrouver dépouillé de sa dimension principale (la grève générale la plus importe de l’histoire ouvrière), la trahison devenait un accomplissement presque naturel. (Serge Halimi)
La préface de ce pamphlet est signée Serge Halimi. Il remet l'essai dans son contexte, et prend suffisamment de recul pour rendre compte de sa brûlante actualité. C'est aussi l'occasion pour lui de faire un trait-d'union très logique entre son travail sur les connivences entre journalistes et dirigeants politique ou grands patrons qu’il dévoila dans « Les nouveaux chiens de garde ».
Rentrez chez vous ! Dans dix ans, vous serez tous notaires... (Marcel Jouhandeau, aux manifestants de Mai 68)
J’avais eu un bon aperçu des retournements de veste de certains membres de la Gauche Prolétarienne avec « Maos » et « Ils ont tué Pierre Overney » de l’écrivain Morgan Sportès. Y était déjà mentionné comme référence le pamphlet de Guy Hocquenghem. J’ai sauté sur sa réédition. Contrairement au regard extérieur proposé par Sportès dans ses deux ouvrages, Hocquenghem délivre un compte-rendu de l’intérieur, et tire à boulet rouge sur des « renégats » qu’il a lui-même côtoyé.
Pour devenir les néo-bourgeois des années 1980, les maos-gaucho-contestos crachant sur leur passé ont profité de l’hypocrisie nationale que fut le pouvoir socialiste.
Ce travail est donc balisé par des marqueurs temporels bien définis. Ils couvrent la période allant de Mai 68 au premier septennat de Mitterrand. Le ton est donné dès le départ: le pamphlet se veut être une rubrique nécrologique de tous les renégats que Guy Hocquenghem aura croisé au cours de sa carrière de militant et de journaliste chez Libération.
On ne tire pas sur une ambulance, mais on autopsie un cadavre.
Le pamphlet est paru en 1986. Le premier septennat de Mitterrand est alors déjà bien entamé, et toutes les cartes du jeu de chaises musicales médiatique et politique ont été distribuées. L’auteur s’inscrit dans une tradition pamphlétaire française, qui illumine que trop rarement le paysage politique de ce pays. Les cibles sont pourtant beaucoup trop nombreuses et évidentes pour passer inaperçues. Le pamphlet est parfaitement structuré en plusieurs lettres acides et remarquablement écrites. Hocquenghem appelle Balzac en renfort littéraire pour dénoncer l’arrivisme des soixante huitards, trop nombreux à avoir trahi leurs idéaux de jeunesse.
Cet opportunisme est d’acier, bétonné autant que les anciennes dialectiques, et sa langue est de bois, comme celle des anciennes brochures rouges.
Reniements, renégats. Hocquenghem utilise toutes les figures de style pour exprimer son dégoût envers les traîtres dans la première adresse. Il y dresse finalement un portrait-robot du renégat, qui ne contient encore aucun argument, aucun fait à charge. J’ai craint que le reste du pamphlet ne soit qu’une gerbe de bile. Mais il apparaît clair que les passerelles entre partis et organismes par lesquelles passent les personnes citées amène déjà Hocquenghem à comprendre que les oppositions politiques sont factices. Un simulacre, une mise en scène.
Je te préviens de tout cela pour que tu ne te fasses aucune d'illusion; je n'ai attendu personne pour abroger dans ma tête le clivage droite-gauche
Plus loin:
La gauche et la droite, ça a toujours marché ensemble, pas l’une contre l’autre.
L’auteur ne se contente pas uniquement de mettre en évidence les retournements de veste d’anciens militants d’extrême gauche. Il dénonce aussi une absence de talent, un vide intellectuel et artistique chez eux, en invoquant son idée de l’esthétique et du romantisme révolutionnaire. Il conspue l’art subventionné, qui sonne la fin de la subversion. Jack Lang et la culture officielle, qui n’est qu’une vulgaire propagande, sont tournés en ridicule. Hocquenghem se pose donc en idéaliste, et s’oppose par là même au cynisme et au « réalisme ».
Cette génération est faite d’ombres grises, de Maîtres Jacques médiatiques, de comploteurs masqués ou de vengeurs cathodiques aussitôt évanouis, d’éminences pâles, sans génie propre que leur sens de l’intrigue. Des directeurs de journaux, de maisons de la culture, des philosophes dont les avis s’adressent aux puissants, des maîtres à écrire les discours des hommes politiques, en somme des agitateurs culturels devenus officiels de gouvernement ou de contre-gouvernement.
Il nomme les figures marquantes et visibles de ce reniement, mais la lettre s’adresse à tous ces militants maoïstes devenus « réalistes », et surtout opportunistes. Des laquais serviles qui mériteraient leur laisse d’or, toujours là où souffle le vent du pouvoir, prêts à toutes les bassesses, en flattant les puissants. De 1968 à 1986, il aura donc fallu en sucer des kilomètres de bites pour arriver aux postes d’éminence grise. Cette génération conspuée par Hocquenghem servira de modèle pour celles à venir, qui suceront par la suite directement les patrons. La filiation de Serge Halimi, continuateur logique de la démarche de Hocquenghem, est évidente.
Mai 68 aura donc servi de tremplin pour les agitateurs. Les grandes gueules. Qui auront glissé sur toutes les vagues. En particulier celle du maoïsme. J’aime me rappeler que la cinquième étoile du drapeau chinois est celle des « capitalistes patriotes ». Le ver était déjà dans la pomme, et toutes les cibles de Guy Hocquenghem auront croqué allègrement dedans.
Mais il est aussi question de dénoncer leur bellicisme, ce qui apparaît ici inacceptable pour l’auteur. BHL y a déjà le meilleur rôle. Tous leurs renoncements découlent vers l’interventionnisme pro-guerre. L’intervention militaire de la présidence Mitterrand au Tchad est prise comme exemple.
Hocquenghem enchaine sur une lettre à destination de tous ceux qui crachèrent sur la tombe de Sartre, après l’avoir tellement vampirisé. Serge July de Libération en particulier. Il ne s’agit plus uniquement de mettre en lumière des retournements de veste, mais aussi de dénoncer des traits humains d’une vilénie incroyable. Un manque de classe, de tact, et de respect pour un intellectuel, qui se sera apparemment beaucoup trompé, mais dont l’engagement semblait pourtant sincère. Il n’est plus question de trahir ses idéaux de jeunesse par opportunisme, mais de trahir un mort. Cette lettre est particulièrement cinglante car s’il semble possible de se tromper dans son engagement, il ne semble pas acceptable pour Hocquenghem de renier un camarade de lutte, post mortem.
Hocquenghem achève le pamphlet en démontant des ratatouilles de grand n'importe quoi, de la part « d’intellectuels » publIquement inconsistants, parfois à la limite du délire pur et simple. Le pacifisme qui mènerait au totalitarisme. Des justifications incessantes, excuses à d’innombrables erreurs de parcours. L’auteur met déjà en évidence le chantage à antisémitisme qui sert d’excuse à BHL pour masquer le vide de sa pensée. D’autres excuses utilisées pour maquiller les incessantes contradictions de Glucksmann. Sans citer directement Lénine, il m’a semblé que Guy Hocquenghem l’appelait indirectement en renfort en brocardant le gauchisme comme « maladie infantile du communisme ». Car il est bien question ici de pointer du doigt ces gauchistes qui renoncent au marxisme pour se tourner vers le réalisme néolibéral.
Ex-gauchistes, puis réalistes dogmatiques, votre temps est déjà passé. On va vous oublier; le monde continuera sans vous. Vous allez bientôt mourir; alors, trop tard, vous regretterez d'avoir tout trahi, tout sacrifié, espoirs et rêves, au vain attrait d'une puissance éphémère.
C’est à la toute fin du pamphlet que Hocquenghem se trompe. Il signe sa rubrique nécrologique, sans avoir eu l’intuition que ses adversaires seraient encore en poste aujourd’hui, et pire, qu’ils auront servi de matrices pour les bouffons médiatiques qui les auront succédés.
J’ai donc trouvé ce pamphlet de Guy Hocquenghem très courageux. Son homosexualité assumée et son militantisme au FHAR (Front Homosexuel d'Action Révolutionnaire) à une époque encore difficile me semblent en attester. Décédé du SIDA quelques années après la parution de ce pamphlet, Hocquenghem continue aujourd’hui de déchaîner les passions. Les amalgames et polémiques au sujet d’une présumée apologie de la pédophilie le poursuivent jusque dans la tombe. Reste que ce pamphlet fait date et servira de modèle pour les générations contestataires à venir.