Benoît Collombat et Etienne Davodeau nous livrent une enquête sous forme dessinée sur les "années de plomb" en France. Collombat, né en 1965, est grand reporter à France Inter. Davodeau, né en 1970, est un auteur de bande dessinée, à la bibliographie déjà bien fournie. Ils ont grandi sous la Ve République, fondée par le général de Gaulle. On parle de "Trente Glorieuses", mais la France doit faire face à la globalisation et au libre marché, de plus en plus percutant. Elle se dirige à partir des années 70 vers "la crise". Moins visible et spectaculaire que la violence politique de ses voisins italiens (Brigades Rouges, assassinats par la mafia, implication de réseaux néo-fascistes dans des attentats meurtriers) ou allemands (Stasi, la Rote Armee Fraktion - la bande à Baader), les Français connaissent eux aussi la violence politique et la corruption.
Cette bande dessinée prend comme point de départ l'assassinat du juge François Renaud à Lyon le 3 juillet 1975 et le braquage de la banque postale de Strasbourg en 1971, attribué au gang des lyonnais, qui sera longtemps considéré comme le "casse du siècle". Il ne fait aucun doute pour l'entourage du juge Renaud que les deux affaires sont liées, et que le Service d'Action Civique (SAC) crée par Jacques Foccart, homme de main du général De Gaulle, y est impliqué. Plus encore, cet argent volé est suspecté d'avoir été utilisé pour le financement occulte d'un parti politique, probablement pour une campagne électorale. Les auteurs mènent leur enquête, et rencontrent les différents témoins et proches du juge assassiné: députés, journalistes, syndicalistes, policiers. L'enquête s'achève par la mort troublante de Robert Boulin, alors ministre du travail sous la présidence de Valéry Giscard d'Estaing. L'enquête policière, bâclée, suite à son décès, trop rapidement considéré comme un suicide, laisse sceptique son entourage. Entre ces deux mystérieuses disparitions, les auteurs rappellent l'utilisation du SAC, milice d'état, par un pouvoir bien à l'abri de leurs exactions, qui délègue le sale travail à cette "association" composée de membres d'horizons divers et variés (barbouzes, patriotes ou truands), mais toujours violents. Le SAC est par exemple impliqué comme briseur de grève via des milices patronales. Il impose un climat de terreur, par ses intimidations, menaces et chantages persistants, souvent envers les rares personnes dévouées à la justice et la vérité. Cette part d'ombre dans le paysage politique français continue de peser encore aujourd'hui.
Je n'avais été sensibilisé à ces années de plomb que trop tardivement via le film de Yves Boisset, "Le Juge Fayard, dit le Shériff", sorti en 1977, avec Patrick Dewaere, qui joue le rôle d'un juge directement inspiré de François Renaud. Le SAC n'y est pas directement mentionné, suite à une réclamation de cette association, mais est évidemment au cœur de l'intrigue.
Chaudement recommandé par un ami, cette bande dessinée m'interpellait car je n'étais finalement pas si bien renseigné sur les années de plomb en France, m'étant plutôt intéressé à celles de l'Italie. La lecture de "L'orchestre noir" de Frédéric Laurent sur les réseaux néo-fascistes, le film "Romanzo Criminale" sur la manipulation des criminels par des officines secrètes, ainsi que le mystère autour de la mort de Pasolini ayant davantage suscité ma curiosité à l'époque. Mais les implications et ramifications du SAC dans la politique française de la Ve République ont eu des conséquences tellement retentissantes, relayées que trop rarement avec aplomb dans l'espace médiatique, que cet ouvrage tombait à pic pour combler ce manque.
Je me suis rapidement posé la question de l'utilité d'avoir effectué cette enquête sous forme de bande dessinée. Le dessin me semblant parfois un peu trop anodin, bien que réussi. Mais finalement, et c'est là toute l'intelligence des deux auteurs, cet exposé ne pouvait être percutant que sous cette forme. En effet, le rythme du récit, le découpage des dialogues et des entretiens, une identification visuelle des personnages, des flashbacks retranscrits à posteriori, ont achevé de me convaincre sur la pertinence de ce choix. Collombat aurait pu en faire un autre livre, ou même un documentaire vidéo ou radio (on pense évidemment au travail déjà conséquent de "Rendez-vous avec X" par Patrick Pesnot sur France Inter), mais le médium retenu commence à se présenter comme le plus judicieux pour exposer une investigation. Joe Sacco l'a déjà bien fait (avec "Gorazde" notamment), Guy Delisle aussi avec ses ouvrages autobiographiques ("Pyongyang" par exemple). Et finalement Davodeau, dont je ne connais mal l'œuvre, apparaît ici très légitime compte tenu du nombre de bande dessinées documentaires qu'il a déjà signé.
Les interventions personnelles y apparaissent en effet moins gênantes qu'au cours d'un documentaire vidéo, les chapitres semblent naturels sous forme d'ouvrage, et l'apport visuel du dessin est évidemment très efficace. Ce médium permet de s'attarder sur une case, une retranscription d'un compte-rendu de greffier, une expression verbale ou visuelle. Elle rend possible les distorsions de point de vue et de représentation. On pense par exemple à cette possibilité utilisée ici à bon escient de présenter visuellement un témoin sous une autre apparence ou sous une version rajeunie, à leur demande. Un documentaire vidéo impose un rythme linéaire et continu qui est finalement plus contraignant qu'autre chose dans ce genre d'exercice.
Il existe, si l'on cherche bien, un grand nombre de ressources sur les exactions du SAC. On a déjà évoqué "Rendez-vous avec X", et Collombat est déjà l'auteur d'un ouvrage sur l'assassinat de Robert Boulin.
Parue chez Futuropolis, cette bande dessinée est donc une réussite. En plus d'apporter un peu de lumière sur ces zones d'ombre qui ternissent encore la politique française d'aujourd'hui, certaines figures impliquées étant encore en poste, elle continue de contribuer à faire de ce médium l’un des moyens d'expression les plus aptes à parler de notre époque (passé, présent ou futur). Cette collaboration entre un journaliste et un auteur reconnu propose un document explosif qui je l'espère rencontrera un franc succès.