My generation did more than reengineer the work of intelligence; we entirely redefined what intelligence was.
L'ouvrage débute par un mea culpa. Le titre du livre est expliqué par une phrase pleine de remords:
At the time, I didn’t realize that engineering a system that would keep a permanent record of everyone’s life was a tragic mistake.
La notion de « permanent record » apparaîtra sous plusieurs formes dans la suite de l’ouvrage. On a affaire à un homme intelligent, qui écrit vrai et bien, sans détours, et dont le courage n'est plus à démontrer. La préface synthétise cela, et contient beaucoup trop de phrases à citer. Je retiens celle-ci:
This was the beginning of surveillance capitalism, and the end of the Internet as I knew it.
Avec son intelligence et ses compétences en informatique qui le propulsent à l’avant-garde du déploiement des technologies de surveillance, Snowden comprend rapidement les nouveaux enjeux du capitalisme à l’ère numérique. Les données personnelles, qui sont devenues le « pétrole du XXIe siècle », permettent à Snowden d’affirmer sans sourciller ceci:
That new product was Us.
La préface permet à Snowden de mettre en avant le tiraillement, son dilemme. Partagé entre l'envie de faire honneur aux principes fondamentaux de son pays et de garder le secret qui lui est imposé. Une conscience que je qualifierais naïvement de gauche, à l'américaine. Il identifie le populisme comme un danger pour les libertés individuelles au regard du respect de la donnée privée, mais considère néanmoins qu'Internet devrait être un outil fait pour le peuple et par le peuple. La vérité et la réalité apparaissent violée et niée. On retrouve un schéma de paranoïa digne des interrogations de Philip K Dick (« ...because the creation of irreality has always been the Intelligence Community’s darkest art. »)
Snowden n'a dévoilé ses sources qu'à des journalistes, et pas directement au public. Il justifie ce choix par une certaine inquiétude concernant la capacité du public à appréhender des concepts de technologie avancée et une éventuelle incompréhension de sa démarche. Il fait donc appel à des journalistes compétents dans cette récente problématique du droit à la vie privée numérique, et surtout propres à couvrir leur source. Ce choix est de plus motivé par un souci de Snowden de ne pas livrer en pâture des informations critiques qui pourraient par exemple compromettre des agents sur le terrain ou être récupérées à des fins malfaisantes par des ennemis.
You have so much potential, Ed. But I don’t think you realize that the grades you get here will follow you for the rest of your life. You have to start thinking about your permanent record. (Professeur Stockton)
L'autobiographie est chronologique et démarre donc dès la naissance de Snowden. De sa famille et de son habitat (proche des sites gouvernementaux). Issu de la classe moyenne, il grandit dans un monde ouvert mais non dénué d'éthique et de valeurs. Son père l'initie à l'informatique, qui sera pour Snowden le détonateur de sa vie. Son appétence pour l'électronique, les premières consoles de jeux-vidéo et un peu plus tard pour les réseaux via Internet l’ont naturellement amené à devenir un hacker. Au sens large (pas nécessairement technologique) et dans l'acceptation courante (ce qu’on amalgame trop rapidement comme un pirate informatique). Il se met à exploiter des failles, à l'école ou en virtuel (j'ai souri quand il a mentionné phrack). Sa vie virtuelle finit presque prendre le pas sur sa vie réelle, ses résultats scolaires en particulier en pâtissent. Car les débuts d'Internet (que j'ai moi-même connu) sont pour Snowden la réalisation de l'utopie d'un savoir universel et de liberté totale. Sa curiosité naturelle y est naturellement étanchée.
J'ignorais que Snowden avait rejoint l'armée américaine après le 11 septembre. Il décrit sa formation militaire presque comme une caricature d'un Full Metal Jacket (moins bourrin mais tout aussi stupide). Après s’y être blessé, il comprend qu’il sera plus utile pour l’Amérique en retournant travailler dans le monde de la technologie. Il obtient sans trop de difficulté (compte tenu de ses compétences techniques) une accréditation pour accéder à des postes gouvernementaux via des sociétés privées contractées par l’Etat. Et démarre sérieusement sa carrière en tant que contractuel à la CIA, qui est en pleine réorganisation après les attentats. Foutu pour foutu après être devenu l’un des plus grand lanceurs d’alerte, Snowden nous immerge chapitre par chapitre dans les rouages internes de l’administration américaine et de leurs programmes de surveillance. Administrations qu’il n’hésite pas à nommer comme l’état profond. La complexité de ces organisations devient telle que j’ai commencé à décrocher au moment où il s’insère davantage dans des postes à haute responsabilité dans la CIA.
La prise de conscience de Snowden d’une surveillance massive et généralisée est progressive. Et les désillusions sont de plus en plus nombreuses. Après le choc du 11 septembre, qui le voit soutenir sans hésitation le gouvernement Bush, le doute s’installe à partir du programme PSP, qui est révélé au public par des lanceurs d’alerte de la NSA. Mais ce programme n’est encore que très embryonnaire, flou et immature. Snowden y voit déjà un crime contre la population et il lui devient de plus en plus difficile pour lui d’assumer personnellement des mensonges et des dénégations d’état.
Sans jamais invoquer explicitement le Big Brother d'Orwell, sa prise de conscience d'un léviathan américain de surveillance généralisée se confirme à son arrivée au Japon. Il commence à montrer des signes d’inquiétude sur l'usage des données personnelles des citoyens faites par l'Intelligence Community.
The generations to come would have to get used to a world in which surveillance wasn’t something occasional and directed in legally justified circumstances, but a constant and indiscriminate presence: the ear that always hears, the eye that always sees, a memory that is sleepless and permanent.
L'autobiographie est remarquablement équilibrée entre vulgarisation technique et ressentis émotionnels. Car Snowden justifie tous ses choix par sa profonde humanité. Il n'omet pas de mentionner son épilepsie, qui apparaît presque comme une manifestation physique d'un malaise grandissant, un signe annonciateur du dilemme de sa vie. Mais ses choix sont graduellement évidents pour lui-même et le lecteur. Snowden montre des premiers signes de défiance en mettant en place un serveur Tor pour permettre aux Iraniens de contourner les restrictions gouvernementales sur Internet.
Ballotté de contrats en contrats, il trouve un climat plus paisible pour gérer son épilepsie en s'installant à Hawaï. La NSA est présentée dans le livre comme plus à la pointe technologiquement que la CIA, cette dernière partant presque d’une feuille blanche dans la surveillance de masse. La NSA est de plus beaucoup plus secrète, ce qui ne facilite pas les recherches de Snowden. Mais sa curiosité, lui qui devient de plus en plus méfiant et fureteur, finit par être récompensée. Car Snowden a du temps pour lui, et même si son destin est déjà presque tracé, il lui est nécessaire de continuer à engranger des preuves et comprendre techniquement les systèmes qui permettent à ces organismes la surveillance de masse.
The IC had come to understand the rules of our system better than the people who had created it, and they used that knowledge to their advantage. They’d hacked the Constitution.
Les dénégations successives de l'IC concernant leurs motivations représentent pour Snowden une violation de la constitution. Ce qui le décide à devenir un lanceur d’alerte.
I was resolved to bring to light a single, all-encompassing fact: that my government had developed and deployed a global system of mass surveillance without the knowledge or consent of its citizenry.
Mais qui contacter ? Quels matériaux fournir à la presse ? Et surtout comment les extraire sans éveiller les soupçons ? Après une longue réflexion, il décide d'impliquer principalement Glenn Greenwald et Laura Poitras (cette dernière sortira par la suite le documentaire « Citizenfour »). En attendant une rencontre, Snowden récupère un maximum d'information dans une paranoïa extrême, qui ira jusqu'à inquiéter sa compagne Lindsay. Il raconte par exemple ne communiquer à ses contacts uniquement par wardriving (avec Kismet sous TAILS). Les chapitres expliquant comment il a effectué l’extraction des documents classifiés de la NSA, et son encryptage pour les partager sont très pédagogiques et se lisent presque comme un roman d’espionnage. Et j’ai retenu mon souffle jusqu'au dénouement final. Ma compassion à son égard grandissait à l'approche de cette rencontre avec Poitras et Greenwald à Hong Kong, de plus en plus conscient qu'il franchit un point de non-retour.
Et en effet, même s'il l'avait anticipé, son pays le considère comme un traître à la nation qui doit répondre de ses actes à partir du moment où il est identifié comme la source par l'IC, et présenté comme tel par la presse.
Intelligemment, il consacre un chapitre au bouleversement que provoque son acte dans son entourage en incluant directement des extraits du journal de sa compagne Lindsay Mills. L’inquiétude de cette dernière, puis la colère et la fatigue provoquée un acharnement du FBI à son égard, y est très palpable.
Snowden cherche asile en Equateur, mais devant la révocation de son passeport par les Etats-Unis, il est bloqué à Moscou. Les russes finissent par lui accorder l'asile.
Six années d'exil en Russie plus tard, Snowden conclut son récit en martelant une ultime fois son propos sur l'importance capitale de reprendre le contrôle sur sa vie privée numérique. Son engagement dans des organismes publics allant dans ce sens en témoigne.
And as for our most intimate data, our genetic information: if we allow it to be used to identify us, then it will be used to victimize us, even to modify us—to remake the very essence of our humanity in the image of the technology that seeks its control. Of course, all of the above has already happened.
Cette dernière citation est alarmiste. Mais toute la démarche décrite dans ce récit suggère l’espoir. Même si Snowden vit exilé en Russie, et qu’il ne pourra peut-être jamais retourner aux États-Unis, ce sacrifice personnel doit nous inspirer et nous rassurer sur notre capacité à renverser la vapeur, inspirer le changement par une prise de conscience. Un seul homme peut déstabiliser un pouvoir. Cela n’arrivera pas tous les jours, aussi une responsabilité individuelle et collective s’impose.
« Permanent Record » est une autobiographie très bien écrite, qui semble être de facture classique aux premiers abords, mais qui est bien plus que cela. Elle est aussi un manifeste sur la liberté à l'heure du numérique, ainsi qu'une vulgarisation technologique de très bonne facture. Ce dernier point est essentiel, car les systèmes liberticides de surveillance massive sont trop souvent mal appréhendés tellement ils sont complexes technologiquement. Et nous survolons tous trop rapidement les réglementations d'usage des technologies du web qui collectent nos données personnelles. De plus, ce livre est aussi une remarquable mise en contexte historique, passé et présent. Certains chapitres du livre s'achèvent sur un constat sur le monde dans lequel on évolue, d’autres rappellent le combat des premiers Américains pour la liberté. Cette autobiographie est d'ailleurs parue symboliquement le 17 septembre 2019, jour anniversaire de la Constitution.
Snowden retrace son passé son passé et son parcours, sans narcissisme, pour mieux expliquer comment l'humanité en est arrivée là. J'ai trouvé cela très juste, sincère et efficace. La technologie accompagne Snowden depuis son plus jeune âge. De la NES à AOL, de son substrat familial prompt à l'intelligence, ces chapitres ressemblent parfois à une justification. Mais qui s'articule brillamment, et expliquent à la perfection la trajectoire presque déterministe de ce jeune homme brillant.