Trouvé chez Emmaüs dans un état intact, cette biographie de Pasolini écrite par René de Ceccatty a détrôné tous les livres de ma file de lecture. J'envisageais depuis un moment relire les « Écrits Corsaires » et les « Lettres Luthériennes », qui ont été tellement décisifs dans ma construction personnelle au début de l'âge adulte. Ces deux recueils m'ont redonné le goût de la lecture et un premier éclairage sur une compréhension du monde moderne. Pasolini l'enragé, ce personnage à la fois sévère et doux qui dans les « Lettres Luthériennes » s'adresse de manière pédérastique à un jeune lecteur auquel je me suis identifié, avait été pour moi un choc décisif dans mon éducation socio-politique. J'avais depuis lors eu le sentiment de bien connaître la vie de Pasolini. Mais je savais que de Ceccatty l'avait traduit et je me suis dit que son parcours m'apporterait un nouvel éclairage sur mon héros personnel.
La conscience malheureuse d’avoir perdu sa jeunesse a été convertie en une quête esthétique infinie qui utilisait toutes les voies possibles, romanesques, poétiques, critiques, théâtrales, cinématographiques et politiques. (de Ceccatty)
De Ceccatty nous rappelle dès le premier chapitrer que Pasolini est l'archétype de l'artiste total. Mais je ne le savais pas aussi torturé. Cela démarre bien évidemment dès l'enfance. Un père fasciste aux tendances alcooliques, issu d'une bonne famille mais déclassé. Une mère d’origine paysanne. Une homosexualité précoce, rapidement problématique: Pasolini est selon de Ceccatty confronté à un réel complexe d’Œdipe. Cette sexualité qui le préoccupe sera dès le départ le sujet de ses premiers écrits (par exemple dans « Actes impurs »). Elle y apparaît envahissante. Cette différence, cette préciosité de son œuvre poétique, je l’avais déjà identifié dans ses recueils de poèmes. Pasolini identifie la perversion du corps, mais différemment d'Artaud, ce dernier étant à cet instant artistique en proie à un délire mystique et un renoncement à la sexualité salutaire pour sa santé mentale. Mais ce qui pose un problème personnel à Pasolini déborde dans ses écrits et bouscule une Italie qui se remet à peine du fascisme. Sa vie artistique sera donc marquée par le scandale. Principalement en tant que poète (même s'il aborde aussi la peinture et la musique classique par le violon). Mais rapidement critique. Sa vocation d'artiste démarre avant la fin de la seconde guerre mondiale. Il écrit en frioulan, ce qui le politise dès le départ à une époque où le fascisme s'oppose aux langues régionales, aux dialectes. Politisé, mais sans idéologie.
Sa sexualité, bien qu'abordée avec une relative pudeur, est une source de pulsions de mort au fur et à mesure que ses fantasmes s’intensifient. Mais Pasolini fera preuve du courage qui le caractérise tant en assumant publiquement son homosexualité, même si elle continuera longtemps à le torturer personnellement. En particulier car il exprime et vit du sexe sans amour; il aura maintes fois recours à la prostitution: elle lui en sera fatale.
Combien je prenais parti pour la Chair ! (Pasolini)
Son petit frère Guido s’engage dans la résistance communiste (alors même que leur père s'enlise dans le fascisme). Pasolini admire son courage, mais pas l’action. Au moment où il s’engage dans des activités pédagogiques en tant qu'enseignant, Guido est tué par une brigade résistante. Un impair de la vie qui aura un impact très fort sur Pier Paolo, même s’il rejoindra une cellule communiste dans la foulée. Son œuvre romanesque et poétique reste alors très autobiographique. Je n’avais pas tellement remarqué qu’une partie de son œuvre était probablement très autocentrée, limite narcissique. Mais est-ce étonnant ? Il est déchiré, torturé. Sa préciosité, dans son style d'écriture et dans ses thèmes, m'a parfois rappelée celle de Genêt. Accusé de détournement de mineur il perd sa place d’enseignant et le PCI l’excommunie. Il part pour Rome avec sa mère prendre un nouveau départ. Ses débuts sont difficiles dans le ghetto romain mais lui ouvrent une première entrée dans le cinéma avec un documentaire sur la sexualité. Son éjection du parti communiste et sa confrontation sociale directe avec la pauvreté du monde Romain, en particulier des bidonvilles, vont ouvrir ses champs d'intérêt et lui donner de nouveaux sujets d'écriture.
Maintenant, il prend conscience que sa subjectivité poétique, alliée à une conscience politico-sociale rendue particulièrement aiguë par ses propres difficultés de survie économique et de reconnaissance sexuelle et littéraire, peut être partagée par un public. (de Ceccatty)
Ce qui est confirmé par de Ceccatty un peu plus loin:
Malgré l’absence totale de solidarité du parti communiste à son égard lors du scandale de Ramuscello, malgré les conditions de l'assassinat de Guido par une faction slovène de Tito, il demeure fidèle au marxisme, comme en témoignent ses poèmes, et de la leçon marxiste il retient ce qu'elle a de commun avec la compassion chrétienne: se tourner vers les démunis. (de Ceccatty)
Son expérience de la misère et sa connaissance du peuple des bidonvilles de Rome, ainsi qu'une notoriété littéraire grandissante lui ouvrent des portes. Fellini le sollicite pour rendre crédible « Les Nuits de Cabiria ». Il démarre au cinéma logiquement par l'écriture, en tant que scénariste.
Sa douceur, issue de sa tendresse pour le paysage rural du Frioul est complétée par sa vision de l'injustice. Pasolini devient progressivement « corsaire, hérétique, blasphématoire, luthérien ». Il exprime et expose au grand public la violence des banlieues. Pasolini l’enragé, investi dans l'expression publique: il endosse le rôle civil de l’écrivain. Mais ses succès littéraires s'accompagnent très vite de nombreux scandales. Il s'investit davantage au cinéma: il collabore notamment au scénario de « La Dolce Vita » de Fellini.
Ses propos semblent blasphématoires et vulgaires aux yeux de ses détracteurs. Il se justifie d'un « christianisme sans religion » et d'un souci de vérité et de réalisme. Présent dans les journaux, il ne renoncera jamais à répondre aux critiques, sous la forme inédite de poèmes ou directement dans la presse.
A cela, jamais Pasolini ne renoncera: au dialogue avec ses ennemis. (de Ceccatty)
Il fait ses débuts en tant que réalisateur avec « Accattone ». Il filme les bas-fonds, expose la misère au grand public, avec son langage, ses codes. Ce cinéma, qui m'apparaît compliqué, semble même pour de Ceccatty aussi difficile à suivre que Pasolini lui-même.
Pasolini a donc à lutter contre trois fronts: la génération qui lui succède, l’extrême-droite, la gauche traditionnelle. (de Ceccatty)
Son adaptation personnelle de l'évangile selon Saint Mathieu lui assure une renommée internationale. Et sa vie personnelle prend aussi un tournant: il rencontre Ninetto Davoli, dont il tombera amoureux, alors que ce dernier n'a que 14 ans. Cette pédérastie de Pasolini m'a semblée éludée par de Ceccatty. Mais relire « Les Faux-monnayeurs » de Gide m'avait dégoûté, et la pédérastie de Pasolini me dérange étrangement moins (alors qu'elle le devrait tout autant). Mais peut-être est-ce dû à son expression critique, qui identifie le pornographique qui envahit la société italienne sans accepter son réalisme, cinématographique et poétique.
Le Pouvoir a décidé d’être permissif, parce que seule une société permissive peut être une société de consommation. (Pasolini)
Il m'a semblé que de Ceccatty n'avait pas assez martelé le fait que Pasolini combattait férocement une hypocrisie généralisée. Celle d'une Italie qui n'a pas complètement supprimé ses réflexes fascistes, et qui se libère sur le plan des mœurs tout en caractérisant son œuvre d'obscène et pornographique. Sa critique féroce du pouvoir, indispensable et encore très actuelle, est complètement absente de cette biographie. Il m'est rapidement devenu évident que l'apport critique de Pasolini était très peu évoqué par de Ceccatty, qui se concentre davantage sur une expression poétique qui, elle, ne me semble pas si pertinente aujourd'hui. Salò n'est évoqué que sur quelques trop minces pages, alors que plusieurs longs chapitres sont consacrés à des poésies auto-centrées qui me semblent finalement trop datées aujourd'hui. De son adaptation du livre de Sade, c'est évidemment Pasolini qui en parle le mieux:
Outre la métaphore du rapport sexuel (obligatoire et laid) que la tolérance du pouvoir de consommation nous fait vivre en ce moment, tout le sexe qu'il y a dans Salò (il y en a une quantité énorme) est aussi la métaphore du pouvoir avec ceux qui lui sont soumis. En d'autres termes, c'est la représentation (si ça se trouve, onirique) de ce que Marx appelle la transformation de l'homme en marchandise: la réduction du corps à l’état de chose (à travers l'exploitation). Le sexe est donc appelé à jouer dans mon film un rôle métaphorique horrible. (Pasolini)
Le dernier chapitre est équivoque: de Ceccatty ne considère pas, à l'inverse, que son apport critique était essentiel et actuel.
Il préférait à la vérité la réalité. De la vérité, il se défiait et se défiait surtout de ceux qui parlaient en son nom. Il était donc plus poète que philosophe. Car les concepts étaient des termes trop lourds pour lui: il les maniait mal, donnant toujours le sentiment de choisir un terme inapproprié, trop vaste, trop peu maniable et de parler une langue qui ne pouvait pas être comprise par ses interlocuteurs (et pas seulement s'ils s'appelaient Franco Citti ou Ninetto Davoli). Et il était plus cinéaste que romancier. Et dans le cinéma, il était plus visionnaire que conteur. Car il racontait assez mal les histoires, sauf si elles étaient des fables ou des miroirs de sa vie. Il n'avait pas le temps de raconter sa vie ni celle des autres, si bien que c'est un mauvais tour que lui a joué le destin que d'avoir inscrit sa mort dans un roman policier. (de Ceccatty)
Quid de l’ENI ? Le dernier chapitre accordé à Salò jusqu'à son décès est bien trop court. Il apparaît pour de Ceccatty inopportun de questionner les faits sur la mort de Pasolini, son meurtrier Pino Pelosi ayant avoué l'avoir tué. Peut-être m'attendais-je à lire chez de Ceccatty ce que j'avais entendu par le passé dans « Rendez-vous avec X » sur France Inter. Il me semble vain d'écrire la vie de Pasolini sans aborder le contexte politique si particulier de l'Italie, véritable laboratoire de déstabilisation pour les extrêmes et les officines secrètes. Mais sur ces points, de Ceccatty laisse encore parler Pier Paolo:
Je sais les noms des responsables de ce qui est appelé coup d'Etat (et qui en réalité est une série de coups d'Etat auto-instituée en système de protection du pouvoir). Je sais les noms des responsables de l'attentat de Milan du 12 décembre 1969. (...) Je sais les noms des personnes sérieuses et importantes qui sont derrière les jeunes tragiques qui ont choisi les atrocités fascistes et suicidaires et les malfaiteurs ordinaires, siciliens ou non, qui se sont mis à disposition, comme killers ou sicaires. (...) Je le sais. Mais je n'ai pas de preuves. Je n'ai pas même d'indices. Je le sais parce que je suis un intellectuel, un écrivain, qui essaie de suivre tout ce qui se passe, de connaitre tout ce qu'on en écrit, d'imaginer tout ce qu'on ne sait pas ou que l'on tait; qui met en rapport des faits même lointains, qui rassemble des faits désorganisés et fragmentaires de tout un tableau politique cohérent, qui rétablit la logique là où semble régner l'arbitraire, la folie et le mystère. (Pasolini)
Qu'attendais-je réellement de cette biographie, qui ne contient donc aucun élément d'enquête et aucune mise en contexte macroscopique ? J'ai rapidement achevé cet ouvrage, très bien écrit et structuré, mais extrêmement décevant à mon sens, tout en acceptant néanmoins le fait que de Ceccatty n’avait probablement ni envie d’alimenter des hypothèses complotistes, ni d'empiéter sur des travaux plus complets consacrés à sa mort.
De Ceccatty présente l'homme qu'était Pasolini. Il est exhaustif sur la couverture de son œuvre, par une série de chapitres judicieusement nommés qui montrent les différentes facettes du personnage. Mais je n'ai absolument pas compris à quoi elle servait au final, hormis apporter un éclairage sur son expression poétique, qui ne me semble encore une fois plus très pertinent aujourd'hui. Même si la critique du pouvoir et de la société faite par Pasolini apparait pour de Ceccatty un peu maladroite ou difficile à suivre, il me semble injuste de ne se concentrer uniquement que sur son apport artistique. Mais c'est probablement justifié par le fait que de Ceccatty est aussi écrivain en plus d'être traducteur...