Petit Rouge

La trilogie Nikopol - Enki Bilal

07/04/2021

TAGS: bilal, bd, sci-fi

J'ai toujours associé Enki Bilal à la France déprimée des années 80. Celle de Pilote et de Métal Hurlant. Qui vit le punk et la fin des illusions des Trente Glorieuses. Qui contribue à l’émergence d’une révolution artistique et prépare patiemment l’intronisation de la bande dessinée comme art majeur. Ce médium qui se distingue à cet instant d’un âge d’or en manque de souffle, qui semble en surface n’être destiné qu’aux gamins, fait sa mue en proposant un contenu plus violent, fantastique, parfois cru, mais soucieux de suivre les bouleversements de société. Sous l’impulsion en particulier de Dionnet qui détecte et promeut des talents comme Yves Chaland et scénarise en particulier pour Bilal, dont je suis finalement toujours resté distant. Pour une raison qui m’échappe parce qu’il est désormais canonisé comme un artiste d’envergure qui expose désormais ses toiles dans des galeries. On considère pourtant encore aujourd’hui les années Métal que sous sa dimension uniquement populaire. Embryonnaire, laboratoire d’une pop culture aux accents punk acceptée et consacrée que des décennies plus tard. Autant le punk en matière de musique m’a toujours semblé insignifiant en France et ne soutenait pas la comparaison avec les anglo-saxons (il n’y a que Patrick Eudeline pour croire que leur prétendu dandysme était important), autant il brule de manière incandescente en bande dessinée à la fin de Pilote puis dans Métal Hurlant. Et, malgré une condescendance trop facile de la critique pour Luc Besson, au cinéma sous forme désespéré dans « Le Premier Combat » par exemple. Je pense spécifiquement à ce dernier car je vois un lien assez net dans la tonalité déprimée et l’esthétique d’un futur proche des ouvrages d’Enki Bilal. Ce trait d’union ne me semble pas inintéressant non plus compte tenu du fait que ce dernier s’est aussi aventuré au cinéma et que la trilogie Nikopol est truffée de références au septième art. Alcide Nikopol étant par exemple directement inspiré de l’acteur Bruno Ganz (on peut voir dans « La Femme piège » une affiche de film lui rendant hommage).

Enki Bilal est né en Yougoslavie. Il arrive en France en 1961. Il se fait rapidement repérer et ses premières œuvres sont publiées dans Pilote en 1971. Je n’avais encore jamais lu cette trilogie et je compte rattraper mon retard en abordant cette œuvre. Elle démarre par « La Foire aux immortels », paru dans Pilote en 1980, puis par « La Femme piège » paru en album en 1986. Elle s’achève en 1993 avec « Froid Équateur ».

Le dictateur Jean-Ferdinand Choublanc règne en 2023 sur un Paris dévasté après plusieurs guerres nucléaires. Il convoite l’immortalité auprès des dieux égyptiens qui stationnent au-dessus de la ville dans une pyramide. Pendant ce temps, un vaisseau est abattu dans les airs, contenant à son bord un prisonnier cryogénisé, Alcide Nikopol. Réveillé après trente années d’errance dans le ciel, il est envoûté par Horus le renégat qui cherche à assouvir une vengeance. Ce dernier va se servir de Nikopol pour mettre fin à la dictature.

Il n'est pas chose aisée de résumer cette trilogie qui se déroule dans un futur post-apocalyptique. Avec presque une pointe cyberpunk, mais plus originale encore que la vision classique qui enfante chez les anglo-saxons. L’intervention de figures de la mythologie égyptienne en atteste. Une vision spirituelle que l’on retrouve aussi, bien différemment, dans « L’Incal » de Moebius et Jodorowsky. Je viens de résumer la trame du premier tome « La Foire aux immortels », et je ne m'aventurerai pas à présenter les deux suivants dont l'histoire est beaucoup plus abstraite, mais tout aussi plaisante à lire. En effet, ces deux volets abordent en particulier une romance entre Nikopol et Jill Bioskop qui s'explique naturellement après la chute du régime fasciste dans le premier volume.

Il y a une réelle originalité dans cette œuvre, qui explique le plébiscite. Graphiquement il y a des choix de couleurs très stricts, une prédominance de nuances de gris qui renforcent le désespoir et l'absence de perspectives positives. Elles sont donc rarement chaleureuses, et quand elles dévient de la grisaille semblent indiquer l'excentricité, une bizarrerie, un futurisme. Trilogie étendue sur treize années, elle permet au lecteur de voir un style graphique qui évolue, se transforme, se mature. Sans trahir toutefois une palette chromatique qui la rend consistante. « La Foire aux immortels » semble plus dessiné que peint, contrairement aux deux volets suivants. J'y ai vu dans ces deux tomes des formes floues ou déstructurées qui m'ont rappelé certaines peintures de Francis Bacon. Il y a des nuances de couleurs complètement dingues dans cette œuvre, qui m'interrogent quant à son usage des matériaux qui ne peut être complètement standard à mon sens. Enki Bilal aborde la bande dessinée par la peinture et pose dès le départ son originalité dans ses choix esthétiques. Mais qui sert très justement son propos.

Car cette lecture de science-fiction, qui reste très actuelle, aborde de nombreux thèmes, consistants dans l'œuvre globale de Bilal (elles font probablement écho à son enfance yougoslave et une bonne lecture du climat socio-politique français des années 80). Un futur fasciste donc, avec ses milices ultra sécuritaires, des disparités sociales. Une crainte écologique aussi, les ressources énergétiques se faisant de plus en plus rares. Globalement un appauvrissement, une misère de la population qui régresse dans son usage de la langue française (Nikopol par contre, lors de sa phase de démence ne s'exprime qu'avec des vers de Baudelaire). La dictature présentée dans « La Foire aux immortels » d’une caste décadente constituée uniquement d'hommes (les femmes étant parquées dans des centres de reproduction) me rappelle le Salo de Pasolini. La religion n'est pas en reste, ce futur semblant marqué par l'obscurantisme. Mais quelques lueurs d’espoir néanmoins par la résistance « populière » qui fait écho à un passé Français. Devant l'inévitable chute du communisme en cette décennie et la victoire du modèle libéral inégalitaire et individualiste, l'humeur générale dans une France où le chômage et les tensions s'aggravent explique les clairvoyances de Bilal dans cette trilogie.