Entouré des avions de ligne au sol, armé de mon aspirateur, je descendais les allées vides en effaçant les traces de voyage: restes de repas non consommés, de tranquillisants et de préservatifs non utilisés, souvenirs d’arrivées et de départs qui ne servaient qu’à me rappeler mes propres échecs à aller ou que ce soit. »
James Blake, un marginal fou et paranoïaque, rêve d’être le premier homme à voler par propulsion humaine autour du monde. Il s’empare d’un Cessna, avion qu’il ne sait pas piloter et coule avec dans la Tamise. Il reste onze minutes sous l’eau. Tout le monde le croit mort, mais il s’en sort miraculeusement. Coincé à Shepperton, dans la banlieue de Londres, Blake tente par tous les moyens d’en sortir.
Depuis ma plus tendre adolescence, j’étais certain qu’un jour j’accomplirais quelque chose d’extraordinaire et que je m’étonnerais moi-même. Je connaissais la puissance de mes rêves. »
La mégalomanie de Blake m’a tout de suite interpelée, son fantasme étant probablement lié à une éventuelle schizophrénie ou maniaco-dépression. La croyance au fait d’avoir un destin est sans aucun doute le dispositif mental qui lui permet de ne pas sombrer dans la dépression. Mais il évolue lui-même dans un environnement malade et ce roman ne serait pas un roman de Ballard s’il ne contenait pas de nombreux thèmes psycho-sexuels et une pointe de critique sociale.
Elles contemplaient leurs reflets dans les vitrines d’électroménager, exhibant leurs corps harmonieux à ces machines à laver et à ces téléviseurs comme pour entamer des liaisons secrètes avec eux. »
Le paysage urbain dans lequel évolue Blake est un cancer de béton où poussent quelque rares fleurs. La modernité, le progrès incontrôlé et anarchique est pour Ballard une absurdité sur laquelle il extrapole sa vision surréaliste.
Pour la première fois, je pressentis que je pouvais être mort. »
Avant cet accident, Blake était déjà fou. Il l’est encore après, peut-être même davantage, car malgré une certaine conscience de la réalité il suppose qu’il a peut-être aussi très bien pu périr dans l’avion (Suis-je mort, et fou ? »). Blake est étrangement sujet à une attaque de panique en tentant de quitter cette ville. La description de la folie par Ballard fait froid dans le dos: elle suinte dans toutes les phrases du roman. Le délire, les fantasmes mégalomanes, des pulsions sexuelles incontrôlables parfois pédophiles, gérontophiles, voire même zoophiles. Une inadéquation avec l’environnement, la vie tout simplement. Mais est-ce bien la réalité ? Les habitants de Shepperton ne semblent pas agir normalement eux-mêmes. Mais ils sont perçus à travers le regard de Blake, qui narre le récit à la première personne. Leurs incohérences sont peut-être uniquement dues à une erreur d’interprétation de Blake. La question de la réalité de la réalité rappelle les obsessions de Philip K Dick, mais avec une phraséologie plus clinique, proche de la froideur psychiatrique, ce qui n’est pas étonnant considérant le fait que Ballard a été étudiant en médecine. J’avais déjà décelé ce trait chez lui dans « The Atrocity Exhibition », mais je n’avais pas été convaincu à l’époque. Elle sied par contre parfaitement au présent récit. Blake questionne la réalité et sa propre santé mentale après avoir tenté de s’échapper de Shepperton. L’angoisse du psychotique est brillamment retranscrite dans la phrase suivante:
Mon pressentiment d’un désastre reflétait chez moi une crainte, celle d’avoir inventé tout ce qui m’entourait - cette ville, ces arbres, ces maisons, jusqu’aux traces d’herbe sur les chevilles de Miriam St-Cloud - et de n’être moi-même qu’une de mes créations.
Blake se croit tour à tour vivant, fou, mort, rêveur ou ressuscité. Son fantasme initial d’accomplir le premier vol à propulsion humaine est à la fois délirant et mégalomane.
Ballard a été apparemment profondément marqué par la psychanalyse et le surréalisme, ce qui transparaît très bien dans le roman. Malgré l’écriture clinique, on y trouve aussi parfois de l’onirisme, une fascination pour la toute-puissance du rêve, un émerveillement pour la nature et la magie de l’univers. Blake est par à-coups attentif à certains détails insignifiants de son environnement, ce qui le conforte dans sa croyance en la réalité. La réalité du psychotique m’a semblé plus convaincante ici que dans The Atrocity Exhibition, qui m’est apparue à l’époque moins légitime, plus artificielle et fausse. Ce roman de facture plus classique laisse plus de liberté à l’auteur pour décrire le rêve sous acide de Blake.
Le croyant ressuscité, les habitant de Shepperton accueillent Blake comme un nouveau messie. Fait intéressant: cette ville était celle où habitait Ballard et était aussi connue pour ses studios de cinéma.
« Je compris qu'elle tenait pour acquis que j'avais essayé de la tuer, elle, cette mère qui venait d'accoucher d'un enfant barbare et violent en m'éjectant de son corps. »
Une tempête survient une nuit, pendant que Blake rêve d'être un oiseau. Les oiseaux interviennent à cet instant du récit, comme pour témoigner du rêve impossible de Blake. La tempête a brusquement changé l'environnement.
Déjà, j’étais convaincu que la lumière émanait de moi autant que le soleil. »
Dieu païen. Guérisseur. Berger. La folie laisse place à la beauté de miracles à répétition. Jusqu’au premier vol gracieux à propulsion humaine avec Miriam St Cloud. Blake effectue une transition vers un altruisme messianique qui l’amène à vouloir partager et donner davantage au fur et à mesure que ses dons s’expriment. Il tranche en cela avec sa malveillance initiale de pervers narcissique et son délire mute dans une relative bienveillance.
Je repensai aux mots prononcés par le père Wingate, et j’eus dès lors la certitude que le vice de ce monde est bien la métaphore de la vertu dans le suivant, et je sus également que je ne réussirais mon évasion qu’à travers la plus extrême de ces métaphores.
Le lecteur finit par adhérer au délire de Blake. Ses dons lui permettent de faire de Shepperton un jardin d’Eden, où la nature foisonnante délivrent ses habitants du carcan conformiste. En ouvrant la porte de leur conscience, Blake réalise à la fois son fantasme de toute-puissance. Mais ce projet mégalomane, malgré une mutation vers une bienveillance, un altruisme, est clairement à nuancer. Son objectif reste essentiellement narcissique, égoïste. Blake finit par vouloir phagocyter la population de cette ville pour s’en échapper et accroître sa toute-puissance, qui dépasse ses fantasmes initiaux de vol à propulsion humaine. Sa concrétisation ne lui semble plus suffisante.
Pourtant, de cette odeur de mort et de sperme qui planait sur la ville déserte, se dégageaient les prémices d’une nouvelle sorte d’amour.
Sur le point de concrétiser cette absorption, dans les airs avec Miriam St Cloud, il se fait tirer dessus par Stark, seule personne de Shepperton à rester réfractaire à ce dieu païen. Il perd ainsi ses pouvoirs et sa promise qui, contrairement à lui ne survit pas à ces coups de feu. Il prend à cet instant confiance de sa mégalomanie et de son délire.
Déjà, je me savais coupable de nombreux crimes, non seulement envers ces êtres qui m'avaient accordé une seconde vie, mais aussi envers moi-même, des crimes d'arrogance et d'imagination. »
Stark et ses sbires détruisent toutes les fleurs, tue tous les oiseaux que Blake avec fait venir par miracle. Mais en tentant de partir de Shepperton pour rejoindre l'aéroport, ils se retrouvent prisonnier de la ville comme pouvait l'être Blake. Comme s'ils se retrouvaient prisonnier de son cerveau. Ne serait-ce pas la meilleure métaphore du rêve ? Celle d'un container, clôt, qui est hermétique à toute réalité extérieure. Méprisé et roué de coups par les mères des enfants qu'il a absorbés, Blake assiste au massacre des animaux, un holocauste. Le rêve se transforme en cauchemar. Laissé pour mort, Blake décide de se laisser mourir mais revient une deuxième fois à la vie grâce à la force vitale des animaux qu'il a amenés.
« Je naissais mille fois de la chair de chaque créature vivante de la forêt. J'étais le père de moi-même. Je devins mon propre enfant. »
Cette renaissance convainc Blake de tenter une ultime fois de s'échapper de Shepperton. Mais il décide tout d'abord de donner tout ce qu'il a pris aux habitants de Shepperton. En particulier aux trois petits enfants infirmes qui l'ont sauvé via les animaux. Il rend à Jamie ses jambes, à Rachel sa vue et donne à David un peu de son intelligence. Affaibli par ce don de soi, il abandonne l'idée de quitter la ville pour entreprendre une dernière fois son fantasme initial. Encouragé par ses habitants, Blake finit par s'envoler avec eux. Il revient sur terre pour ressusciter Miriam après avoir absorbé Stark. Il affronte et absorbe son squelette encore présent à bord du Cessna. Blake était dans les limbes. À la fois mort et vivant. Devenu saint, il finit par délivrer les habitants de Shepperton vers le ciel.
Il y a tellement de phrases à citer dans ce roman. Certaines m’ont rappelé le Antonin Artaud de « Suppôts et suppliciations ». Je me suis parfois reconnu dans Blake. Les fantasmes impossibles, une certaine impulsivité. Mais ce roman est évidemment une retranscription d’un parcours messianique que l’on connaît à travers la figure du Christ ressuscité. La méfiance initiale des habitants de Shepperton face à un fou mégalomane, puis leur conversion après des miracles. Et finalement la délivrance dans le ciel. Ce roman présente une vision étendue de l’histoire du messie. Bien que souffrant de nombreuses longueurs, ce roman de Ballard ne m’a pas déçu. Il y a encore une fois cette incroyable compréhension des mécanismes inconscients. Et cette fin sous acides ne pouvait sortir que d’un écrivain de son envergure, avec une imagination à qui l’on doit tout simplement attribuer la qualité de rêveur illimité.