Petit Rouge

The Complete Crepax: Dracula, Frankenstein and Other Horror Stories - Guido Crepax

03/01/2021

TAGS: crepax, bd

And now pull the wagon of sexual slavery ! (« Valentina in Sovietland »)

Blutch m'a aiguillé vers Guido Crepax, que je ne connaissais absolument pas, avec son recueil « Variations », une de ses planches reprenant une aventure de Valentina. Fantagraphics est toujours aussi pointu dans ses choix éditoriaux avec sa volonté de présenter à un public anglo-saxon des classiques de la bande dessinée européenne. Cette intégrale de l'œuvre de Crepax nécessitait donc une chronique.

Né en 1933, Guido Crepas est diplômé en architecture à l'université de Milan. Il se lance dans la bande dessinée en 1959, et participe en 1965 à la toute nouvelle revue Linus (impulsée en particulier par Umberto Eco). Il y publie notamment « Neutron », une histoire de science-fiction dans laquelle on voit déjà apparaître le personnage de Valentina.

Valentina Rosselli, l'héroïne principale des histoires de cette intégrale, est une belle et jeune milanaise qui ressemble à l'actrice de cinéma muet Louise Brooks. Il semble que Crepax en soit particulièrement fasciné puisque sa femme avait elle aussi la même coupe de cheveux. Il aurait apparemment entretenu une correspondance avec l’actrice. Valentina est une photographe de mode impliquée dans des histoires surréalistes et érotiques, parfois sadomasochistes. Son amant Philip Rembrandt, aussi appelé Neutron, est doté de pouvoirs psychiques. Il peut paralyser à vue ses adversaires, et contribue largement au fantastique des histoires. Arno Treves est un producteur et réalisateur de films, qui semble plus débonnaire et bohémien. Il est tout aussi amoureux de Valentina que ne l'est Rembrandt. Ces trois protagonistes entretiennent un triangle amoureux.

Attractions are proportional to destinies.

Cette citation de Charles Fourier (relevée dans « Valentina in Sovietland »), implique que la structure du monde, son système économique, politique et social, empêche l'humanité de poursuivre ses passions individuelles et de parvenir à une harmonie universelle. Elle m'a interpellée, d'une part parce qu'elle témoigne de l'étonnante et érudite culture de Crepax, mais aussi parce qu'elle sied complètement à son propos. À longueur d'albums, on comprend qu'il ne cesse de mettre en avant le plaisir sans entrave malgré le frein de la société, même lorsqu'il s'agit de pratiques sadomasochistes. Cela explique peut-être pourquoi le rêve tient une place si importante dans les aventures de Valentina, ses fantasmes ne pouvant pas tous être assouvi. On ne sait d'ailleurs pas toujours si le rêve n'est pas un peu réel, ou s'il n'influe pas directement sur la réalité.

Le découpage des pages et le séquencement des cases m'a particulièrement impressionné. Il y a chez Crepax une volonté de mettre en avant certains objets, expressions faciales, éléments corporels avec des cadrages cinématographiques, qui s'approcheraient davantage d'un clip musical. Crepax utilise abondamment ces découpages pour proposer une lecture dynamique de chaque page. Mais il se permet aussi de pleines pages d'onirisme où il laisse libre cours à son imagination débordante.

Le dessin m'a lui aussi séduit, la ligne n'est pas complètement claire mais il y a une finesse dans l'encrage qui sied bien au choix de Crepax de proposer un érotisme finalement assez pudique. Crepax fait ce choix finalement très suggestif et propice à l'imagination, plutôt que celui de la pornographie présentée par Manara ou Serpieri. Ces deux derniers proposent un dessin plus réaliste, alors que Crepax se permet des distorsions sur le corps qui rappellent parfois les contorsions d'Egon Schiele.

Les scènes érotiques de ce recueil sont donc très jolies. Il y a un parti pris chez Crepax de ne pas dévoiler intégralement la nudité de ses personnages. Valentina est souvent nue, mais généralement masquée de manière délibérée. Néanmoins, le sadomasochisme présent dans les différentes histoires du recueil est explicite. Valentina subit en rêve les pires sévices. Elle est toujours soumise dans ses fantasmes, mais parfois dominante dans sa vie et son travail de photographe.

La série Valentina démarre à la fin des années soixante. C'est assez exceptionnel de le noter, Crepax était pour l'époque vraiment en avance sur tout le monde. A l'avant-garde à la fois dans ses thèmes et sa maîtrise du langage de la bande dessinée. Et le choix de Valentina comme héroïne sexuée et libérée n'est pas sans rappeler celui de Jean-Claude Forest avec Barbarella, même si Crepax la jugeait apparemment vulgaire. En phase avec son époque, on retrouve chez Crepax une influence certaine du psychédélisme balbutiant des swinging sixties, ainsi que de nombreux clins d'œil à la Nouvelle Vague ou au cinéma néo-réaliste. Mais il va plus loin que cela en proposant parfois au lecteur une abstraction picturale d'un niveau artistique qui jouerait dans la même cour que les peintres de l'art moderne, voire contemporain. Certains panneaux sont d'une audace folle pour un médium qui n'est pourtant pas encore pris très au sérieux dans le milieu artistique.

Nous quittons Valentina à la fin du recueil pour l'adaptation de Dracula de Bram Stoker par Crepax, très marquée visuellement par le Nosferatu de Murnau, et pleine de suggestions érotiques. Puis pour Frankenstein de Mary Shelley, que j'ai survolé parce que j'ai envie lire le livre d'abord.

J'ai été complètement époustouflé par l'œuvre conséquente de Guido Crepax, et je me demande comment j'ai pu passer aussi longtemps à côté de ce génie absolu de la bande dessinée. Peut-être par un a priori, un malentendu. Pour le peu que j'en savais, je l'imaginais être un de ces auteurs italiens qui produisent de la pornographie peu inspirée comme Serpieri (ou parfois Manara). Grave erreur, il est désormais à mes yeux un génie indétrônable qui entre dans mon panthéon personnel. Même si la quantité de sa production peut impressionner et peut-être même inspirer une certaine méfiance quant à la qualité de son œuvre dans sa globalité, j'ai lu le premier volume de cette intégrale avec une admiration toujours renouvelée. Même s'il se répète au fil des albums, il y a toujours une surprise, une fulgurance, une découverte. Ces bandes dessinées restent destinées à un public adulte, elles semblent parfois être réservées aux initiés, mais sont pourtant plus que de simples obsessions érotiques sadomasochistes. Roland Barthes lui-même disait que l'œuvre de Crepax était « une métaphore de la vie » (il a préfacé l'adaptation de « Histoire d'O » de Pauline Réage).