Petit Rouge

Vacances à Budapest - Yves Chaland

12/11/2020

TAGS: chaland, bd, histoire

Quatrième tome des aventures de Freddy Lombard et de ses acolytes Sweep et Dina Martino. Nous sommes en 1956, l'histoire débute en Italie, où Freddy (qui n'a plus sa houppette) et Sweep campent au bord d'un lac de Vénétie pendant que Dina travaille comme préceptrice de latin pour le jeune Laszlo Karcsy. Cet adolescent hongrois de quinze ans est mis à l'abri par son oncle dans un hôtel à l'étranger, compte tenu de l'actualité brûlante de son pays. Staline est mort depuis trois ans maintenant, la Hongrie tente de retrouver sa souveraineté et de s'affranchir de l'emprise soviétique. Laszlo se sentant mis à l'écart de cet instant historique décide de fuguer pour rejoindre la Hongrie, et se fait pour cela aider de Freddy et Sweep. Mais ces derniers réalisent qu'ils accompagnent le jeune hongrois dans une zone tourmentée et refusent finalement de l'accompagner pour rejoindre les rangs de la révolution. Après un repas arrosé dans un relais routier de Yougoslavie, Laszlo se sentant trahit s'empare de la 2CV de Sweep et tente de s'échapper seul en Hongrie. Pendant ce temps, Dina arrive à Budapest où elle est accueillie par l'oncle et la tante de Laszlo. Toujours tempérée et pragmatique, Dina attend l'arrivée de ses compagnons de fortune, en compagnie de politiciens hongrois, des grosses huiles, dont Thomas Karcsy l'oncle de Laszlo semble être le leader.

Savez-vous Dina, pourquoi Adam et Eve étaient sûrement communistes ? Non ? Voyons, parce qu'ils étaient au paradis et ils n'avaient rien à se mettre sur le dos !

Les soviétiques arrêtent un ancien maquisard soupçonné d'être un complotiste lors d'un dîner présidé par Thomas Karcsy. Il apparaît que la loyauté de ce dernier envers la révolution est mise à mal. Freddy, Sweep et Laszlo finissent par rejoindre Dina à Budapest. Ils séjournent quelques semaines chez Thomas, Laszlo étant puni et astreint dans sa chambre. Une capitaine du NKVD, Svetlana Vlativolova, arrive chez l'oncle de Laszlo et s'éprend rapidement de Sweep. Arrive le 23 octobre, début de l'insurrection, où le peuple hongrois mené par les étudiants décide de reprendre les rênes du pouvoir, par la rue. Laszlo fugue de nouveau, la bande de Freddy est chassée pour avoir trahi la confiance de Thomas, et se retrouve à la rue en pleine insurrection. Ils recherchent Laszlo, mais apprennent qu'il s'est fait capturer par l'AVO, la police politique communiste hongroise.

Freddy: Mille pardons camarade, mais je ne suis pas communiste, et je crains que mes compagnons ne le soient pas plus que moi. Tibor: Quoi !? Vous êtes des fascistes alors ? Freddy: Non ! Nous sommes français camarade !

Pris entre deux feux à l'AVO, Freddy, Dina et Sweep s'en vont à la recherche de Laszlo qui s'est fait capturer et risque d'être fusillé. Tibor, hongrois de l'AVO, tente un cessez-le-feu et sort du bâtiment avec un drapeau blanc, mais se fait fusiller sans pitié par les insurgés. Ayant fini par obtenir un formulaire officiel pour libérer Laszlo, Freddy doit le faire tamponner par le commandant Konok. Ils le trouvent et obtiennent l'ultime tampon. Les tanks russes n'arrivent pas à temps comme espéré par l'AVO. Des purges démarrent dans la rue et la bande de Freddy se fait capturer par des insurgés. Mais Dina interpelle Stanislas, ami de Laszlo, qui leur sauve la mise. Malheureusement, Laszlo est prisonnier des russes et risque la déportation. Seul un tampon du NKVD pourrait le libérer. Sweep est donc missionné pour l'obtenir, en bernant son amante éphémère Svetlana. Il y parvient et finissent par libérer Laszlo. Pendant ce temps, les tanks russes arrivent à Budapest et les traîtres qui ont vendu la libération s'échappent. L'insurrection échoue, Freddy et toute la troupe quittent la Hongrie. La dernière page du recueil se déroule en 1957. Les magyars ont perdu la partie, mais des petits hongrois jouent un tour à deux militaires russes. Signe que l'esprit de résistance n'est pas complètement éteint.

Si j'ai tenu à résumer l'intégralité de l'histoire, c'est pour mettre en évidence deux points. Le premier étant que le contexte de l'insurrection hongroise est complexe et que, dans un deuxième temps, Freddy, Dina et Sweep se heurtent tout au long des troubles à l'absurdité de la bureaucratie russe. Ils passent en effet une partie de leur aventure hongroise à valider des formulaires, qui passent entre plusieurs mains et nécessitent de multiples tampons pour libérer Laszlo d'un triste destin. En me renseignant sur Nagy et cette insurrection du 23 octobre, je constate que Chaland a très bien retranscrit la complexité de cet événement historique. Il est difficile de comprendre tous les tenants et aboutissants de ce qui s'est passé en 1956. Le rôle de Thomas Karcsy n'est jamais vraiment clair dans « Vacances à Budapest ». C'est un politicien, en lien à la fois avec les russes et les dissidents. Le poète qui incite Laszlo à rejoindre Freddy plutôt que de jouer les héros rebelle en se laissant déporter au goulag présente Thomas comme un patriote, qui aura tenté en vain d'obtenir la souveraineté hongroise, mais trop impliqué dans la bureaucratie russe pour y parvenir. Les dissensions et désaccords internes du parti communiste hongrois sont en particulier dus à des différences d'appréciations au sujet du patriotisme, du nationalisme.

Publiée en 1988 chez Les Humanoïdes Associés, à l'approche de la chute du mur de Berlin, et donc avec plusieurs décennies de recul sur l'insurrection hongroise, cette aventure de Freddy Lombard est la première à s'inscrire directement dans un contexte historique défini dans le temps. Écrite avec Yann Lepennetier, elle permet à la série de s'inscrire plus franchement dans la bande dessinée pour adultes, même si certains ressorts humoristiques et un aspect enfantin la rendent tout public. Chaland et Lepennetier poursuivent le changement de cap de la série entamé avec « La Comète de Carthage ».

Le choix de couleurs de Chaland, posé par sa femme Isabelle Beaumenay-Joannet, est époustouflant. La ligne claire de Chaland, complètement maîtrisée alors, est comme toujours trompeuse. Elle donne le sentiment encore une fois que cette bande dessinée serait destinée exclusivement à des enfants alors qu'elle propose deux niveaux de lecture. Une aventure classique avec des rebondissements bien ficelés, et une petite histoire dans la grande histoire mondiale qui serait plus exigeante pour un lecteur adulte, au fait des bouleversements géopolitiques des années cinquante. Elle témoigne d'une lucidité sur la réalité du communisme, qui est à l'aube de s'effondrer à sa date de publication. Les dernières illusions partent en fumée. Le communisme gagne à la toute fin de « Vacances à Budapest », mais cette dernière page décrite plus haut est un clin d'œil à l'effondrement inévitable et attendu du bloc soviétique à la fin des années quatre-vingt. Bande dessinée hybride, presque un peu bâtarde par cette ligne claire adaptée aux années cinquante, temps du récit, mais pourtant en décalage avec le sérieux de cet instant historique. Même si je la trouve un peu en-dessous de « La Comète de Carthage », qui est mon chef-d'œuvre absolu du 9e art, je reste admiratif de la précision, de la maturité du trait de Chaland et du sérieux du sujet retenu, choix audacieux, cette bande dessinée étant probablement l'une des rares à se pencher sur le sujet. Ce médium était en pleine mutation après le choc Métal Hurlant, et « Vacances à Budapest » est une œuvre intelligente, qui parle à la fois très bien du passé (1956) et du présent (1988). Il ne reste plus que deux ans à Chaland pour continuer à montrer l'étendue de son talent toujours en évolution, avant cet accident de voiture fatal qui lui coûtera la vie. J'adore cette série, qui met en scène des vagabonds débrouillards, presque des anti-héros, et j'adore Chaland qui fait encore une fois preuve d'une profonde intelligence et humanité dans son art.