Petit Rouge

Le football, ombre et lumière - Eduardo Galeano

11/11/2020

TAGS: galeano, sport, document

Le football est idéal pour empêcher les gens de penser à des choses plus dangereuses. (Vincente Calderón)

Dès le départ Galeano fait une confession: il a fantasmé être un joueur de football exceptionnel. La nuit, en rêve. Comme beaucoup d'entre nous qui sommes férus de ce sport. Il démarre l'ouvrage en citant des enfants revenant d'un match:

On a perdu, on a gagné, on s’est bien amusé.

Il est ici question de cet amour populaire pour le beau jeu. Celui qui dépasse les frontières. Galeano sait qu'il se fait rare, et que si ça arrive il applaudirait même une équipe adverse. Le livre, publié en 1995, donne le ton dès le premier texte, lucide sur la réalité de ce qu'est le football aujourd'hui:

La technocratie du sport professionnel a peu à peu imposé un football de pure vitesse et de grande force, qui renonce à la joie, atrophie la fantaisie et proscrit l'audace.

Eduardo Galeano commence son récit en présentant le football et ses éléments constitutifs (le goal, le stade, etc...). Il enchaîne en dressant un historique de ce sport, en partant de la Chine d'il y a 5000 ans, puis par sa création formelle dans l'Angleterre victorienne jusqu'à nos jours. Les règles du jeu définies en Angleterre sont incrémentales, se font par ajouts successifs, pour s'officialiser avec la FIFA en 1904. Le commerce Britannique finit par exporter mondialement le football, ce « sport de fou » qui devient populaire en Amérique du Sud en particulier.

S'ensuit de nombreuses anecdotes sur le football, majoritairement sud-américaines. Ce sport est lié à l'histoire mondiale, de la victoire de la squadra azzura fasciste au contexte dictatorial des pays hispaniques. Le football devient une affaire d'état, une arme de propagande pour la vitrine nationale. L'esprit du beau jeu s'étiole, le sport se professionnalise, pour devenir cette machine économique que l'on connaît aujourd'hui. Galeano est vraisemblablement socialiste, ses commentaires sont très souvent marqués par une certaine idée de l'internationalisme et des rapports de classe. Le contexte social est régulièrement rappelé.

Comme le tango, le football grandit dans les faubourgs. C’était un sport qui n’exigeait pas d’argent, et qu’on pouvait pratiquer sans autre moyen que l’envie de jouer.

Cette conscience populaire constatée par Michéa dans ce livre sauve encore aujourd'hui ce sport, pourri par le pouvoir absolu de l'argent. Galeano prend toujours un malin plaisir à se moquer des directeurs techniques, des commentateurs sportifs, et autres technocrates qui ont peu à peu phagocyté le football.

Les futurs dirigeants de la société apprenaient à vaincre en jouant au football dans les cours des collèges et des universités. Les jeunes loups de la haute donnaient libre cours à leurs ardeurs, affinaient leur discipline, trempaient leur courage et aiguisaient leur astuce. À l’autre bout de l’échelle sociale, les prolétaires n’avaient pas besoin d’exténuer leur corps, car il y avait pour ça les usines et les ateliers, mais la patrie du capitalisme industriel avait découvert que le football, passion de masses, procurait diversion et consolation aux pauvres et les détournait des grèves et autres mauvaises pensées.

Le contexte de lutte des classes et les problèmes de racisme sont depuis le début inextricablement liés au football, qui a été créé par des gentlemen anglais. Le Brésil n'acceptait initialement pas de joueurs noirs dans sa sélection nationale, jusqu'à se rendre compte que ces joueurs de couleur, souvent issus de milieux défavorisés, étaient très souvent talentueux. Les commentateurs sportifs en Italie avant la Seconde Guerre Mondiale relayaient allègrement les moqueries racistes sur les noirs des équipes sud-américaines.

Le football l’avait arraché à la misère. Il avait commencé à jouer dans une équipe de mineurs. Fils d’émigrants polonais, Kopa travailla toute son enfance, avec son père, dans les mines de charbon de Nœux, où il plongeait toutes les nuits pour en émerger l’après-midi suivant.

Tant d'autres exemples d'ascension sociale sont cités dans cet ouvrage, et cela n'a pas tellement changé depuis.

Un demi-siècle plus tard, nous autres, les êtres urbains, nous sommes tous plus ou moins fous, même si, pour des raisons d’espace, nous vivons tous hors de l’asile. Délogés par les autos, acculés par la violence, condamnés à l’isolement, nous sommes de plus en plus entassés et de plus en plus seuls, et nous avons de moins en moins d’espaces de rencontre et de temps pour nous rencontrer.

Le football est donc ce point de rencontre et d'échange si primordial. Le sport le plus populaire dans le monde permet les réunions, de vivre des moments de joie et de tristesse communiés dans un stade ou devant la télévision. Mais ce sport est aussi considéré par les intellectuels comme le nouvel opium du peuple, comme l'a relevé Michéa. Pour les intellectuels de gauche il détourne le prolétariat de la révolution et, pour les intellectuels conservateurs est le seul passe-temps qu'il mérite.

Ceux qui croient que ce sont les mesures physiques et les indices de vitesse et de force qui déterminent l’efficacité d’un joueur de football se trompent lourdement, comme se trompent lourdement ceux qui croient que les tests d’intelligence ont quelque chose à voir avec le talent, ou qu’il existe une quelconque relation entre la taille du pénis et le plaisir sexuel.

Galeano profite de chaque année de Mondial pour effectuer des rappels historiques, géopolitiques. Le football poursuit ainsi sa course dans et avec l'histoire. La coupe du monde en est un moment particulier qui permet une réunion entre pays, et où parfois les tensions s'apaisent. Cet évènement devient de plus en plus suivi dans le monde, devient un carrefour d'échange et de sursis. Mais cet engouement télévisuel a un effet pervers sur la qualité de jeu. Le football médiatique devient peu à peu une manne pour des technocrates corrompus et cyniques.

Dans le monde entier, par des moyens directs ou non, la télévision décide où, quand et comment on jouera. Le football s’est vendu au petit écran, corps et âme, et tenue. Les joueurs sont, désormais, des stars de la télé. Qui peut rivaliser avec ses spectacles?

Le ton devient de plus en plus amer au fur et à mesure que la fin de l'ouvrage approche. Galeano, né en 1940, aura vu le football évoluer en un demi-siècle. Il constate la corruption des technocrates, les problèmes de racisme toujours actuels à la fin du vingtième siècle et globalement un déclin du beau jeu et de l'esprit sportif.

J'ai été conquis par l'humour de Galeano, son mordant et sa bienveillance. J'ai de plus été agréablement surpris par la qualité de son écriture. Il transmet beaucoup d'émotions et de savoir dans ses textes, le tout avec beaucoup d'humilité. Érudit, sans jamais être pédant, humble et toujours plein de respect pour les joueurs et le petit peuple qui les supportent. Il conclut l'ouvrage avec cette belle phrase:

En écrivant, je ferais avec les mains ce que je n’avais jamais été capable de faire avec les pieds: maladroit invétéré, honte des stades, je n’avais d’autre solution que de demander aux mots ce que la balle, si désirée, m’avait refusé.