Quelque part en France, une battue exceptionnelle a été mise en œuvre avec l'aide de chasseurs de la région afin de localiser un monstre en liberté. Ce dernier n'est finalement qu'un singe un peu pervers qui offre de gros cailloux à une jeune femme endormie et nue. Il erre dans une campagne où Séverine se mélange au suc d'un arbre, Farrah l'adolescente allume un chasseur d'âge mûr et Yvon le délégué tente de rentrer chez sa maîtresse après s'être fait éjecter de la voiture du président de la région. Yvon, après s'être fait chasser par un lion, se retrouve nu dans la ville et finit par être abattu par les deux chasseurs qui l'ont pris pour le monstre.
L'histoire résumée ainsi n'a absolument ni queue ni tête. On retrouve dans cette bande dessinée de Blutch cet humour absurde qui l'avait fait connaître dès ses débuts chez Fluide Glacial. Il s'agit bien d'humour, mais teinté ici d'érotisme. Les femmes assument leur nudité, leur sexe. Les hommes, en particulier l'un des deux chasseurs ainsi qu’Yvon, en sont complètement asservis. Cette conception absurde du sexe caractérise le décalage entre femmes et hommes. Il semble y avoir une incompréhension fondamentale entre eux. La jeune femme est excitée par le caillou que lui offre le singe. Farrah est exagérément poilue et abuse de son pouvoir de séduction. La maîtresse d’Yvon à un vagin particulièrement grand. Il semble que la volupté soit ici exclusivement vécue par les femmes. Les intentions sexuelles des hommes sont ainsi toutes contrariées. Mais mal comprises, elles finissent pourtant seules avec leurs fantasmes.
Publiée en 2006 chez Futuropolis, cette bande dessinée s'inscrit dans la continuité de « Vitesse Moderne » par son absurdité, son onirisme et sa mise en avant de femmes à fort caractère. J'ai très souvent eu le sentiment en lisant Blutch qu'il les aimait et les admirait, mais qu'elles lui semblaient inaccessibles et incompréhensibles. Dans « Le Petit Christian » on comprend que les belles femmes des séries télévisées qui ont marqué son enfance (Farrah Fawcett par exemple, qui a probablement été utilisée pour prénommer la jeune allumeuse) ne lui appartiendraient jamais et qu'elles seraient une potentielle source de frustration pour lui dans le futur. On retrouve cet aspect dans « La volupté », mais poussé à l'extrême. Le caillou, ici objet à symbolique sexuelle, est associé à un fétichisme bizarre et surréaliste qui m'a fait penser aux nouvelles de Bataille. Chez ce dernier, les oeufs dans « Histoire de l'œil » avaient une connotation sexuelle étrange qui me dépassait complètement. De la même manière, Séverine se faufile dans la forêt jusqu'à un arbre dont elle extrait la sève abondante pour se mélanger avec. Il s'agit aussi d'une paraphilie, mais encore plus obscène et bizarre que le caillou qui est de nature plus comique. Le caractère irrationnel de leurs pratiques érotiques permet à Blutch de matérialiser son incompréhension du sexe opposé.
Le dessin aux crayons rouge et noir permet à Blutch de conserver la vivacité de l'esquisse. Il est dynamique, plein de mouvement. Les personnages sont parfois grotesques, les hommes en particulier. Les femmes sont à l'inverse toujours belles et élancées, comme pour accentuer le fossé entre eux. Blutch continue à prendre des libertés avec ce médium: l'absence de cases est notable, le choix d'un crayonné en esquisse aussi. Mais la lisibilité n'est pourtant jamais sacrifiée, il maîtrise l'histoire et son séquencement narratif malgré ces choix techniques. Les centaines de pages du recueil se lisent vite, des chapitres qui se concentrent sur un personnage particulier fragmentent et rythment le récit. Mais pour autant je ne considère pas cet opus comme un chef-d'œuvre qui pourrait égaler « Vitesse Moderne » ou « Péplum ». L'abstraction et le symbolisme de l'œuvre m'échappe. Le mystère de cette œuvre toujours très marquée par le cinéma n'est pas sans rappeler les œuvres de Lynch, où des artéfacts incongrus ou étranges s'immiscent dans l'histoire (la boite bleue de « Mulholland Drive » par exemple). On retrouvera aussi plus tard la figure du singe comme symbole sexuel dans « Pour en finir avec le cinéma ». Je ne pense pas avoir complètement compris cette bande dessinée et les obsessions personnelles de son auteur. Le propos reste mystérieux, il est difficile de savoir si Blutch laisse libre cours à son imagination avec un style libre qui ressemblerait à de l'écriture automatique, ou s'il a un discours de fond. Mes limites intellectuelles m'amènent à croire qu'il s'agit un peu de tout cela, les quelques remarques que je peux relever allant dans ce sens. Il y a chez lui une érudition, une culture très pointue qui me laissent pourtant penser que rien n'a été laissé au hasard. Je reste néanmoins admiratif de son audace et de ses prises de risques. Et même si je crois que cette bande dessinée ne me restera pas en mémoire, elle est bien au-dessus de toutes les productions indépendantes que j'ai pu lire ces dernières années.