Petit Rouge

Les Faux-monnayeurs - André Gide

26/10/2020

TAGS: gide, roman

Lecture d’adolescence, étudiée en classes préparatoires il y a longtemps. J’avais été séduit par ce livre à l’époque et une relecture avec plus de recul et de maturité m’a semblé pertinente. L’explication de texte proposée par mon professeur m’avait convaincu que ce roman complexe était réussi. Coïncidence, je l’ai étudié en pleine période de doute et de dépression. Conjointement, nous étudiions à l’époque le chapitre sur la philia grecque de l’ouvrage d’Aristote « Éthique à Nicomaque ».

Olivier et Bernard sont deux amis lycéens. Ils partagent la même culture classique, échangent sur la philosophie et disciplinent leur corps par le sport. J'y ai vu dès le départ un rappel à la culture grecque antique. Des prémisses d’homosexualité sont rapidement évoquées, en particulier chez Olivier.

Olivier rougit en voyant Bernard et, quittant assez brusquement une jeune femme avec laquelle il causait, s’éloigna

L’histoire débute par l’émancipation de Bernard quittant le domicile familial. Il découvre qu’il est un enfant bâtard, produit d’une infidélité de sa mère. Ce roman est dominé par une confusion de sentiments propres à la crise d’adolescence. La formation de l'esprit, le passage vers l’âge adulte s'accompagne de soubresauts affectifs. On suit au fil de la lecture la construction des personnalités de ces jeunes, particulièrement influencée (voire manipulée) par les adultes. Edouard pour Oliver, puis plus tard dans le roman, envers Bernard. Robert de Passavant pour Edouard.

Edouard écrit un roman intitulé « Les faux-monnayeurs ». Son journal témoigne de sa difficulté à transcrire les faits et la psychologie de ses protagonistes. Il étudie la psychologie de son entourage, est présenté comme un homme bon, antithétique à Passavant. Il semble être tiraillé entre une attirance envers Laura et Olivier (ce déchirement n’étant pas sans rappeler la vie personnelle de l’auteur, marié mais ouvertement pédéraste).

Son amitié pour Olivier était évidemment des plus vives ; il n’avait pas de meilleur ami et n’aimait personne autant sur la terre, puisqu’il ne pouvait aimer ses parents ; même, son cœur se raccrochait provisoirement à ceci d’une façon presque excessive ; mais Olivier et lui ne comprenaient pas tout à fait de même l’amitié.

Plus loin, Bernard semble brièvement jaloux de la relation entre Edouard et Olivier:

À l’immense curiosité qui précipitait sa lecture, se mêlait un trouble malaise : dégoût ou dépit. Un peu de ce dépit qu’il avait ressenti tout à l’heure à voir Olivier au bras d’Edouard : un dépit de ne pas en être.

Des histoires d’amour s’entremêlent tout au long du roman. Bernard amoureux de Laura. Laura amoureuse d’Edouard ou de Vincent Molinier, grand frère d'Olivier. Douviers, le mari cocu de Laura qui espère son retour. Lilian et Vincent. Ces chassés-croisés amoureux, ainsi que le train de vie des protagonistes, me sont apparus extrêmement bourgeois. Je n’ai pas réussi à déterminer s’il s’agissait d’une critique. J’en doute, considérant le fait que Gide faisait lui-même partie de la bourgeoisie. Par contre, il est évident que Gide critique le carcan familial traditionnel.

La pédérastie d'Edouard et de Passavant m'est apparue plus frappante et dérangeante aujourd'hui que lors de ma première lecture. Rétrospectivement je me demande qui est le malade qui a imposé ce roman au programme académique de l’époque. Nous étions nous mêmes encore des gamins. Passavant, très malmené et détesté par à peu près tout le monde (passe avant, pas savant), est un prédateur sexuel qui représente une image négative de la pédérastie. Il est apparemment calqué sur Cocteau (que je respecte infiniment plus que Gide). Ce dernier semble vouloir montrer de manière antagoniste une image positive et bien comprise (au sens grecque du terme) de cette perversion à travers Edouard, modèle de vertu. Passavant le fourbe cherche de manière non dissimulée à attirer des jeunes chez lui, vit honteusement, cherche à donner le change en séduisant publiquement Sarah et en proposant un mariage blanc à Lilian:

Dites un peu. Est-ce pour couvrir votre vie que vous imaginez de me proposer cela ? Non, mon cher, non. Restons comme nous sommes. Amis, hein ? (Lilian à Passavant)

Bernard devient le secrétaire d’Edouard, rôle qui semblait naturellement destiné à Olivier. Ce dernier est quant à lui progressivement sous l’emprise de Passavant, qui lui donne carte blanche pour diriger une revue littéraire d’avant-garde. L’amitié entre Bernard et Olivier se ternit au fur et à mesure que l’emprise de Passavant se durcit.

Edouard tient en plus de l’écriture du roman un journal qui témoigne de ses interrogations quant à la manière de l’écrire. Il s’agit d’une remarquable mise en abime. On retrouve Gide chez Edouard dans ses préoccupations littéraires, qui sont quand même particulièrement pédantes et futiles.

Ce que je veux, c’est présenter d’une part la réalité, présenter d’autre part cet effort pour la styliser, dont je vous parlais tout à l’heure. (Edouard)

Plus loin:

À vrai dire, ce sera là le sujet : la lutte entre les faits proposés par la réalité, et la réalité idéale. (Edouard)

Le projet d’Edouard apparaît impossible. Il amène de lui-même le paradoxe suivant, relevé par le narrateur, probablement un constat direct de Gide:

L’illogisme de son propos était flagrant, sautait aux yeux d’une manière pénible. Il apparaissait clairement que, sous son crâne, Edouard abritait deux exigences inconciliables, et qu’il s’usait à les vouloir accorder.

L'identification de Gide chez Edouard est pernicieuse. Ce dernier est considéré par tous comme un homme bon, vertueux. Sa pédérastie réelle est probablement une publicité de Gide pour cette perversion. Cette obsession malsaine pour la jeunesse ne m'avait pas autant marquée qu'aujourd'hui. Tous les couples hétérosexuels se défont au cours de l’histoire, souvent par infidélité. Aucuns d’eux n’apparait comme des modèles d’éducation. Pauline, mère d’Olivier, Georges et Vincent, finit par admettre qu’elle a échoué à les accompagner dans leur vie d’adulte et qu’Edouard uniquement a eu une influence positive sur Olivier. Elle lui abandonne son fils, le seul qui s’en sort relativement bien (Georges est un délinquant, Vincent finit fou en Afrique). Gide, via Edouard, avec sa vision perverse de la sexualité et de l’éducation, est le grand vainqueur de l’ouvrage. Edouard finit par obtenir Olivier corps et âme à la toute fin du roman.

Bernard, probablement le plus talentueux et dégourdi de tous, donne une indication du titre du livre:

Oh ! Laura ! Je voudrais, tout le long de ma vie, au moindre choc, rendre un son pur, probe, authentique. Presque tous les gens que j’ai connus sonnent faux. Valoir exactement ce qu’on paraît ; ne pas chercher à paraître plus qu’on ne vaut… On veut donner le change, et l’on s’occupe tant de paraître, qu’on finit par ne plus savoir qui l’on est… (Bernard)

Georges Molinier et Léon Ghéridanisol, influencés par Strouvilhou, trafiquent de la fausse monnaie. Ce sont des sales gosses, Ghéridanisol en particulier, livrés à eux-mêmes et frondeurs. Boris le souffre-douleur meurt tragiquement en se tirant une balle dans le crâne, conséquence d’une sale blague faite par ces tyrans.

Olivier, qui réalise qu’il a déçu Edouard et Bernard en suivant Passavant, tente de se suicider. Bernard à un moment lutte contre un ange et devient adulte comme par magie. J’ai pas trop compris.

André Gide intervient en tant que narrateur à la fin de la deuxième partie du roman. Il commente la direction prise par les différents protagonistes qu’il a créé. Comme s’ils étaient des êtres autonomes, qui vivraient indépendamment de l’auteur. Ou alors comme si l’auteur retranscrivait la réalité, de personnages ayant réellement existé.

Les chapitres sont relativement courts, ce qui permet une lecture bien rythmée. L’écriture est par contre très précieuse, maîtrisée mais maniérée.

Paru en 1925, ce roman est pourtant d’une étonnante modernité par sa narration, complexe. J’imagine, bien qu’elle ne soit jamais nommée explicitement (mais sans aucune ambiguïté), que l’homosexualité et l’infidélité telle qu’elles sont présentées ici a peut-être été choquante à l’époque. Mais il s’agit néanmoins d’un livre assez pédant sur la littérature. Les préoccupations intellectuelles de Gide m’indiffèrent complètement. Et l’éloge de la pédérastie, malgré les qualités narratives du roman, m’est insoutenable. A ne jamais relire donc.